mardi 23 octobre 2018

La belle rencontre !


Un dimanche à la campagne, dans l'Indre (2011)

C'était un dimanche avec ciel bleu qui invitait à sortir de chez soi... Justement j'y étais, dehors, un petit sac à provisions au bout du bras...

Le grand magasin près de chez moi ouvre le dimanche matin, je ne l’utilise que très rarement, pour les oublis de dernière minute, je m'en veux d'y aller, car je vais contre mon courant de pensée... Mais j'y vais quand même...

L'esprit humain est très tortueux, ou surtout trop pressé d'obtenir ce qu'il désire, rien ne peut attendre, nous sommes dans l'ère du " tout de suite"... Et je n'y fais pas exception...

Dans l'autobus, j'avais trouvé une place tout de suite, pour un tout petit trajet. En face de moi s'était assise, dans toute sa splendeur, une dame habillée entièrement en bleu, elle parlait presque toute seule, mais en fait ses paroles, j'ai eu la chance qu'elle me les adresse... Elle ressemblait à un personnage de la période bleue et rose de Picasso, toutes les couleurs s'étaient mélangées... Les habits bleus et le visage rose, le sourire rose, le ton rose... Difficile de lui donner un âge, mais ça faisait pour moi entre cinquante et cinquante-cinq grand maximum...

J'ai mal au pied. Ah bon ! C'est ennuyeux pour vous... La balade commençait par la douleur : j'ai mal dans le pied depuis que je suis toute petite. Ah bon ! Comme si on me traversait mon pied avec un grand couteau électrique, ça pique, ça fait comme un éclair, personne ne trouve ce que j'ai, j'ai mal, même la nuit, ça me lance... Elle avait dit tout ça avec le sourire, et j'ai pu voir ses yeux d'un bleu profond, cerclés de noir... Personne n'a pu trouver la cause de votre mal ? Non, c'est comme ça depuis que je suis toute petite. Personne ne voulait vous croire ? Nous étions vraiment entre quatre yeux : non, personne, tout le monde pensait que je faisais des caprices. Oh ! Comme c'est triste...

Voyez comme il fait beau aujourd'hui, je vais chez ma mère. Ah bon ! Elle habite loin, votre maman ? Dans les beaux quartiers, oui, les beaux quartiers. Elle avait mis un sourire malicieux pour "les beaux quartiers", je n'ai pas demandé l'arrondissement, je n'avais pas envie de savoir où étaient ses beaux quartiers... Mon beau quartier à moi, c'est Arts et Métiers, c'est pas compliqué. Elle avait mal à un pied, prisonnier de l'électricité, s'appuyait sur sa canne même assise, elle débordait largement de son siège et elle allait dans les beaux quartiers... 


C'était tous les jours dimanche dans la petite routine dans l'Indre (2001)

(Un petit chemin, bordé de fleurs et d'arbres, un chemin qui ne mène pas loin, qui est petit et qui traverse un champ ou deux, un droit de passage qui ne sert pratiquement à rien, mais qui permet la sortie d'une maison pour s'en aller vers le grand large, s'appelle une petite routine... La petite routine de l'Indre est la 8e merveille de toutes celles que je connais... Elle est verte, fleurie, ombragée, et mène au grand arbre à l'horizon...)

Mais reprenons la balade en bus : au début, quand la dame de la période bleue et rose, au pied électrifié a parlé, je ne pensais pas qu'elle m'adressait la parole, je pensais plutôt qu'elle parlait à la cantonade. C'est à moi que vous vous adressez ? Elle n'a pas dit oui, mais elle a continué à me raconter la belle histoire en me regardant dans les yeux. Elle allait me dire de l'or, écoutez... C'est doux comme du coton perlé...

C'est mon amie ! Ah bon, votre maman est aussi votre amie ? Oui, c'est ma meilleure amie, je l'aime beaucoup. Je comprends, c'est très touchant ce que vous dites. Elle a toujours été là pour moi, toujours, même dans les moments les plus tristes de ma vie, je lui raconte tout, et elle me comprend...

Vous allez la voir tous les dimanches ? Oui, je profite de sa présence, j'en profite pleinement, tous les dimanches, je passe toujours une très bonne journée quand je suis avec elle. La dame en bleu avait un sourire de quartz rose.Tout, tout, tout avait été dit avec douceur, ma maman, c'est aussi mon amie... Je vais la voir le plus souvent possible, je passe toujours un bon moment quand on est ensemble...

Ce qu'elle m'avait dit ne ressemblait à aucun discours entendu depuis des années...

J'avais écouté des viols, des brutalités, des maladies, des deuils, des ruptures, tant de dissonances familiales, si j'avais mis toutes ces confidences dans le plateau de la balance, il se serait écroulé avec fracas du côté des malheurs... Le bonheur, c'est dans les chansons qu'il explose... Qu'il vous fait voir la vie en rose...

Imaginez ce  beau dimanche en bleu...

Arrivée dans le grand supermarché du dimanche, j'ai mis trois choses indispensables dans mon filet de pêcheuse et je suis passée en caisse presque à la dérobée...

Mes amis, profitez de tous ceux que vous aimez, dites-leur, faites bouger votre cœur, les paroles, pour le partage ça aide énormément, pour tout ! Pour le bonheur aussi !

À très vite mes passagers clandestins, mes amis de toujours... À bientôt sur mes lignes, pour des petits riens qui en disent long...


dimanche 21 octobre 2018

Maman, tu n'avais pas assez d'assiettes ?


La grande assiette de 22 cm en porcelaine 

J'avais tout mon petit monde autour de moi : maman, assieds-toi, tu ne bouges plus, je m’occupe de tout. Il est comme ça, mon fils, il donne ses ordres quand je suis malade, quand il me voit un peu fatiguée, il est très attentif, j'ai beaucoup de chance...

Il n'y avait pourtant pas beaucoup de monde autour de la table, mais ça suffisait pour me mettre en joie et me fatiguer...

La table n'était même pas dressée, je ne m’étais occupée que du repas, la cuisson des légumes, le matin, la préparation de la viande, au bout du compte, j'avais largement dépassé mon quota d'énergie journalière...

Tout au long de la journée, j'avais bien avancé sur tout, mais quand on est fatiguée, le temps tourne autrement, tantôt rapide, tantôt lent, rien ne va plus comme avant... Il faudrait presque acheter un canapé en plus...

Il a dressé la table, il connaît par cœur ma cuisine, je lui avais donné les clés dès son arrivée, l'essentiel du repas était prêt, nous n'avions plus qu'à nous mettre les pieds sous la table et bavarder tout à notre aise, heureux de se retrouver...

En sortant les petites dernières, blanches avec un petit bouquet de fleurs adorables dans un coin, le tout cerné par deux lignes dorées, une qui se croise et l'autre appliquée sur le bord, rien de plus, presque impossible de les mettre dans la machine à laver de peur de les détériorer, pourtant j'avais décidé de les y mettre quand même, à Dieu va !


 La petite et la grande étaient parfaites

Mon fils me dit en voyant les nouvelles : maman, tu n'avais pas assez d'assiettes ? Ça n'était pas une interrogation, mais une boutade, un sourire, un clin d’œil, une petit facétie affectueuse dont il avait toujours  le secret...

Bien sûr que j'avais assez d'assiettes, trop même, mais quand j'avais vu celles-ci, de bon matin, aux Puces de Montreuil, j'ai eu un Kif comme disent les jeunes, une envie soudaine de les acheter, je pouvais en prendre autant que je voulais, le gars se fichait complètement de dépareiller les piles. Elles me plaisaient tant et plus... Peut-on prendre du recul avec un coup de foudre ? Ai-je vraiment le temps de ratiociner sur la nécessité ?

J'ai fait le compte, je prends ces sept grandes-ci, tout un bouquet sur la table, le brocanteur a même trouvé un grand chiffon pour les envelopper et j'ai tendu mon petit billet de cinq euros avec le sourire.

Le bonheur complet, et toutes ces fleurs délicatement posées sur la porcelaine blanche, j'en ai déjà partout à la maison, sur le balcon, sur la console, sur les murs, mon jardin secret est un secret de polichinelle.

Zut, je ne vais pas pouvoir les mettre à la machine à laver, plusieurs fois j'y avais pensé... Plusieurs fois j'avais répondu : pas grave, je vais les mettre quand même. La vie est courte ma fille, profite de l'instant !

En fin de matinée, une autre question vrilla mon cerveau : j'aurais dû prendre également les sept plus petites !!! Mais que je suis bête, que je suis bête, et je n'ai pas arrêté d'y penser, si j'y retourne maintenant, forcément elles n'y seront plus plus, forcément, tout le monde les voudra, elles sont tellement joliment fleuries, jusqu'à ce que je prenne mes cliques et mes claques, l’ascenseur, le bus, traversé bien comme il faut dans le passage piétons, regardé au loin le bout de chemin qu'il me restait encore à faire, puis arpenté les stands d'outillages, de chaussures usagées, de tuyaux percés, arrivée au but pour voir tout de suite que les piles étaient toujours là ! Ouf !



La pile des petites et grandes

Je les ai choisies une par une, le marchand s'amusait de me voir faire : mais je vous ai déjà vue ce matin ? Oui, j'ai pris les grandes assiettes, et je suis contente de voir que les petites sont encore là. Alors si vous êtes contente, je suis content aussi, j'ai senti l'empathie immédiate entre nous, j'ai sorti mon billet de dix euros et il me rendit mon petit billet de cinq euros du matin !

Le tout était joué, bien joué.

C'est donc ça la société de consommation, acheter sans besoin véritable ? Je me consolais en pensant que je donnais une deuxième vie aux assiettes anciennes,  un nouveau destin, j'étais presque consolée, confortée... Pas du tout culpabilisée...

Depuis ce jour, chaque fois que je sors une assiette, je regarde les fleurs, toujours en forme, belles,  pas une égratignure, je suis charmée... Cet achat à deux tours, je l'aime durablement !

Comment dire tout ça à mon fils ?  Il avait dressé la table avec le sourire : "Maman, tu n'avais pas assez d'assiettes ?" Mais si, mon fils chéri, j'en ai plus qu'assez, des assiettes, mais des fleurs je n'en ai jamais assez, c'est vrai, j'ai fait une crise de consommation, avec tant de plaisir ! Sa façon si personnelle de me taquiner avec cette tendresse me rendit heureuse, comme le bouquet final...

Mes amis, patientez, je reviens très vite pour de nouvelles impressions de presque rien...



mardi 9 octobre 2018

Le rêve d'Alice...



Vieille femme à l'écharpe verte - Christian Seybold - (avant 1768)

Alice va avoir 104 ans d'ici un mois ! Elle habite sur mon palier, ça fait presque 20 ans qu'elle frappe à ma porte, et moi à la sienne... Au bout d'un long moment de discussion, les yeux dans les yeux, je lui demande : Alice, c'est quoi votre rêve ? Mon rêve, c'est de partir, je n'ai plus rien à faire ici ! Alice dit toujours avec pudeur : "je veux partir",  elle ne dit jamais : "je veux mourir"...

Je le sais, Alice, je le sais depuis quelques années, vous me le dites, mais aujourd'hui vos jours se sont densifiés, votre détermination est forte, vous me dites aussi que vous ne quittez pas votre appartement de plein gré, vous n'avez pas pu résister à vos enfants : non, je n'ai pas pu, je n'ai pas osé, je ne voulais pas partir, j'étais bien dans mon appartement, avec toutes mes affaires, mes souvenirs, mes objets, mon amie que je ne reverrai plus, mes chères voisines... Je me retenais de pleurer, car les émotions étaient fortes, fortes à soutenir, fortes pour rien... Puisque forcément, elle devait partir dans le sud, près de son fils... Ils avaient réservé un petit appartement pour elle dans une résidence pour personnes âgées.

Alice relève d'une fracture grave au bassin, elle s'en est remise, elle trottine maintenant avec une canne dans la maison de convalescence, et dans la rue, il lui faut un bras pour équilibrer le château branlant...

Nous étions allées lui rendre visite avec une autre chère voisine, si douce, si calme, si aimante, si attentionnée... Que tout le monde adore dans la tour... Elle n'attendait pas notre visite, et s'est réjouie immédiatement de nous voir.

Notre conversation tournait autour des besoins de sa vie présente, et de nos vies à toutes trois, finalement... Que savions nous vraiment de ces questions essentielles pour nous-mêmes, maintenant que nous en étions à réfléchir sur notre avenir si petit, même si nous étions encore loin de l'âge d'Alice ? Nous nous sommes engagées d'abord dans la nécessité impérieuse de comprendre, nous écoutions Alice, de l'intérieur, nous l'écoutions de tous nos cœurs, pour elle et pour nous-mêmes... Alice, que voulez-vous maintenant ? Même si nous ne trouvions pas exactement les mots qu'il fallait pour en parler, nous voulions faire de ce moment de la visite un moment de vérité, d'affection sincère, chacune de nous avait envie de pleurer... Elle était en colère et l'exprimait... Nous l'écoutions, nous écoutions le mystère des vœux des derniers temps... Nous en prenions de la graine... Une vraie leçon de philosophie dans la maison de retraite...

J'obéis à mes enfants, je ne peux plus rien dire, je ne dis rien, je garde tout là : elle met sa main sur son cœur, je n'ai pas pu choisir ce que je voulais emporter, ils se sont chargé de tout sans moi... J'aurais voulu être là, choisir, regarder une dernière fois, je suis triste...

J'avais posé machinalement mon portable sur la petite table autour de laquelle nous nous tenions, et elle posa un doigt dessus : c'est ça que j'ai demandé ! Mais mes enfants ont dit : mais ça ne va pas te servir, tu n'entends rien. Alice démonta un à un les arguments contre le portable "inutile pour elle", et qui ne lui sera pas accordé : mais si, j'entends très bien la sonnerie, et quand je le colle à mon oreille j'entends très bien, et puis je peux l'avoir avec moi tout le temps... Rattachée au grand monde, à son monde, à ceux qui pensaient à elles, à ceux qui l'appelleraient...


La vieille dame à l'écharpe verte - Christian Seybold (avant 1768)


Après le portable, elle revenait sur ses affaires qu'elle laissait derrière elle dans l'appartement, sans les trier, les choisir, les regarder une dernière fois : vous comprenez, j'aurais voulu être là ! Bien sûr, nous comprenions...

Plus tard, après la visite, j'ai aperçu sur le palier sa famille qui vidait les lieux, on l'emportait sans lui demander avis, sans la consulter, elle obéissait, un point c'est tout. Ils triaient, rangeaient, et jetaient... Et bientôt, sur le trottoir, j'ai vu un grand tas de bouts de bois qui avaient été des meubles, des sacs, des tringles, des... Ils avaient leurs mot à dire, Alice n'avait pas que des qualités, les histoires de famille, nous, les voisins, on n'en connaissait rien, j'ai bien senti qu'il y avait des rancœurs, des mots de trop, blessants peut-être, allez savoir comment le siècle d'Alice, ils pouvaient le raconter...

Elle n'avait qu'un rêve : partir au plus vite, je ne demande que ça, que ça ! Déjà, à ses 100 ans, elle avait trouvé superflu les bougies, les gâteaux, les petits discours, les cadeaux, elle n'avait déjà plus de place pour tout ça...

Sur le palier, j'ai essayé de discuter, ils m'avaient invitée à venir choisir un objet qui me faisait plaisir, un souvenir, alors j'ai expliqué que j'avais déjà le beau souvenir : un magnifique coquillage nacre qu'elle m'avait donné un jour, après avoir entendu les compliments que je lui en faisais. Elle était venue sonner à ma porte à pas de souris grise, tenez Danielle, c'est pour vous ! Après l'avoir repoussé, j'avais saisi la nacre de mes deux mains, mais Alice, pourquoi ? Non, je ne peux accepter, et j'acceptais au bout du compte, tant elle insistait... C'était une splendeur qui me déchire le cœur aujourd'hui. Le coquillage ressemble aux cheveux d'Alice, blancs comme la nacre.



Le beau coquillage que m'a donné Alice, un jour, en souvenir d'elle !

Si nous lui achetions le portable avant qu'elle parte ? Nous complotions déjà entre voisines, entre deux étages, oui, faisons ça, nous le ferons...

Elle aurait pu rester encore quelques années, c'est sûr, dans son pigeonnier à côté du mien, elle avait du monde autour d'elle, ses voisines, sa femme de ménage qui se promenait avec elle, jouait aux cartes, bavardait, les repas communaux pouvaient lui être servis sans problème,  le dépaysement total, ça pouvait attendre un peu. Après les deux fractures du bassin, elle trottait presque comme un lapin, bien à l'abri sous un bras ami, et puis dans la tour, il y avait l'ascenseur, elle aurait pu attendre un peu avant d'aller voir la Méditerranée...

Je veux partir, c'est tout à fait ça que je souhaite, depuis tellement de temps qu'elle  intercède en vain, là-haut !

Rien à faire ma fille, encore un peu de patience, pour l'instant c'est le grand déménagement !

Tout, tout ce que j'entendais auprès d'Alice, tout ce que  j'y voyais, je l'avais pris pour moi aussi, je ne pouvais m'empêcher de penser à plus tard, pour moi aussi...

Alice, vous dites souvent que vous n'êtes plus utile à personne, mais si, Alice, quand il reste de l'amour, ça peut durer jusqu'à la fin, la seule utilité qu'on a vraiment pour les autres reste importante si on se sent encore aimé, ne croyez-vous pas ? Quand des cœurs battent encore pour vous, quelque soit votre âge, on reste utile à ceux qui restent, on se prend les mains, on pleure même à chaudes larmes, si l'amour nous est donné jusqu'à notre fin, il me semble que nous pouvons partir heureux, non ? Quand on a dépassé le siècle, comme Alice, que reste-t-il encore à partager sinon l'amour avec ceux qui vous aiment ? J'ai bien senti que mes histoires d'amour la touchaient profondément... Mais je crois que dans sa chaîne d'amour, il y avait sans doute des maillons faibles...

Je vous laisse continuer l'histoire, elles se ressemblent toutes, un peu plus par-ci, un peu moins là... Quand je vous le dis qu'il vaut mieux s’aimer les uns les autres, c'est à la fin, la toute fin qu'on s'en rend vraiment compte, peut-être ? L'amour est vraiment la seule chose utile, indispensable, avant le grand chambardement, non ? Nous verrons...



Mes amis, je ne choisis pas mes histoires, c'est elles qui me choisissent... Celle-ci est triste, grave, mais la suivante sera plus gaie... Promis, juré...

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