samedi 17 décembre 2022

La Conciergerie avec Théo Mercier (inconnu à mon bataillon), quelle joie, quelle tristesse !

Sculptures sur sable - Théo Mercier (né à Paris - 1984)

Je ne sais pas toujours ce qui me donne une envie irrépressible d'aller voir une expo... J'avais été enthousiaste à l'idée de revoir à la Conciergerie le talentueux artiste ghanéen El Anatsui (que je connaissais depuis seulement quelques années), malheureusement son exposition était ratée : mal éclairée, mal exposée, pas de mise en valeur, suspendues comme du linge sur une corde, l'onctuosité des œuvres, leur préciosité, leur beauté, tout disparaissait dans l'ombre ! Ses draperies somptueuses ne chantaient pas comme je les les avais vues chanter  à Venise chez Fortuny, à New-York au Met, j'en avais eu des coups au cœur qui durent encore aujourd'hui !

 Entre ciel et terre (2006) - El Anatsui, sculpteur ghanéen (MET, New York) 

El Anatsui - Palais Fortuny, Venise - 2016

El Anatsui - Conciergerie - 2021

Planquées, dégoulinantes, au fond des cheminées de la grande salle des gardes de la Conciergerie, les visiteurs passaient à côté des tentures sans les voir... Pas de lumière, pas de volume...

Pour la grande mise en scène proposée par Théo Mercier, aucune ressemblance, tout y était : lumière, volumes, ambiances, chaque visiteur pouvait y aller de son interprétation. Pour moi, la tristesse s'installa d'elle-même : tout me suggérait un monde en décomposition, en fuite, en pauvreté, je pensais aux sans-abris dans nos rues, la misère, les chiens près des paillasses attendaient sans doute le retour de leur maître... Avec fidélité... Saisie par l'émotion, la surprise, l'étonnement, je n'ai pas eu de mal à engager des parlottes avec les visiteurs qui comme moi, enthousiasmés par la beauté des sculptures, se posaient les mêmes questions. À un cheveu prêt, le partage faisait partie de la visite : ça vous inspire quoi ? L'un se sentait dans la rue avec les SDF, l'autre en fuite après un bombardement, abandonnant tout, l'autre encore, la tristesse et les restes du monde, et ainsi de suite, les sculptures de sable évoquaient le dénuement, l'abandon, la précarité, la mélancolie, les murs de la salle des Gens d'arme de la Conciergerie et les œuvres se confondaient, leur couleur était rigoureusement la même, les colonnes de la salle gisaient au sol avec leur couronne florale intacte, écroulement du passé. La musique lancinante accentuait les sentiments de vague aux âmes... Dont la mienne !

Pourtant, le metteur en scène, plasticien Théo Mercier (38 ans), n'avait sans doute pas imaginé la grande diversité d'impressions ressenties par le public, en créant cet espace éphémère et magnifique...

Au départ, il avait "simplement" pensé à reformuler le passé de la Conciergerie : anciennes prisons des rois comme des révolutionnaires, l'empreinte des amours, des souffrances, de la mort, le passé douloureux du monument l'avait inspiré, guidé...

Finalement, personne ne sortait indemne de cet espace surprenant : dénuement, souffrance, tristesse et mort étaient bien présents dans les pensées des spectateurs que j'avais interrogés, mais finalement, le sort des rois et des révolutionnaires, auquel personne ne pensait, avait migré sur toute l'humanité, en toile de fond  la guerre en Ukraine flottait dans l'air... L'œuvre d'art de Théo Mercier nous faisait  penser, voyager... loin...

Les couches abandonnées

Des dessinateurs d'associations d''amateurs, assis sur des petits pliants, croquaient sur des carnets ces beaux modèles immobiles et bien éclairés. Chacun avait un talent remarquable, j'entamais la discussion tous (sans oublier les gardiens), la visite devenait pour moi vivante, diverse et passionnante, de chacun j'apprenais quelque chose de la construction de l'ensemble artistique : c'est Lafarge qui avait livré les quatre-vingt tonnes de sable, Théo Mercier n'avait rien fait du tout, il était l'auteur du concept, des dessins préliminaires, il avait tout choisi dans la disposition des œuvres, les artistes de l'équipe avaient sculpté sous sa conduite, chaque motif avait eu droit à un petit coffrage pour délimiter les contours du modèle à exécuter, des vrais matelas, couvertures, couettes avaient été apportés pour que les sculpteurs en fassent des répliques exactes, seuls les chiens, plus solides, faits de sable et de plâtre, avaient été amenés tout faits, chaque jour quelqu'un passait pour brumiser le sable pour qu'il se tasse bien et tienne mieux le coup le temps de l'expo. Comme à la Renaissance, le maître et ses disciples œuvraient de concert ! Il avait fallu quelques semaines pour sculpter sur place chacun des sujets. Tous les jours, le maître passait pour jeter un œil sur les dégâts causés par des visiteurs : coups de pieds, coups de mains, certains (des enfants), en sautant par dessus certaines œuvres, les avaient endommagées, un autre était tombé à la renverse sur un matelas en prenant la photo... Les histoires s'inscrivaient dans l'Histoire. Comme au bord de la plage, les châteaux disparaissent avec les vagues... De visiteurs.




Le gardien me confirmait que Lafarge viendrait reprendre le sable après l'exposition...

Plus le temps passait autour des vestiges, plus la visite se faisait passionnante, vivante, la tristesse se dissipait, les gens parlaient entre eux, les impressions changeantes se confondaient, nous échangions volontiers en chuchotant ce que nous avions appris sur la conception de cette installation extraordinaire... Je revenais auprès des dessinateurs prendre au vol leurs coups de crayons, leur embarras devant un trait qui n'y était pas : je n'arrive pas à faire le chien en entier, j'ai pas de place, je vais faire seulement la tête... Les idées se trouvaient au fur et à mesure, avec une grande liberté. C'est vraiment très beau ce que vous faites !





Aujourd'hui l'exposition a dû être balayée par la Maison Lafarge, venue récupérer son bien, tout avait commencé par des gros tas de sable, imaginés par l'artiste concepteur, et tout finirait avec la pelleteuse...  La grande salle des gardes redeviendrait un espace extraordinairement vide de tous nos rêves ou cauchemars, prête à recevoir la relève artistique. Je guette les noms, les sujets, les propositions suivantes, il suffira d'attendre... Les envies, les curiosités pressantes ne manqueront pas !

En sortant, je retrouvais ces vues inouïes de la Seine (dont je n'ai pris aucune photo, toute à mon affaire dans sa contemplation) entre ses ponts qui me font de l'effet à chaque fois, même dans la grisaille, j'en tressaille !!


Notre-Dame encore intacte en décembre 2018

Mes amis, gardez-vous en santé, je file voir Rosa Bonheur et Édouard Munch... Je n'ai pas oublié Proust qui est encore dans mes cartons...  À très bientôt sur mes rives... Je vous embrasse...

samedi 10 décembre 2022

Sam Szafran, ce grand peintre, enfin à l'Orangerie ! Je le connais depuis des décennies !!!




L'atelier de la rue de Crussol - février 1972 - pastel sur calque contrecollé sur carton - 
Sam Szafran (1934-2019) en ce moment à l'Orangerie !!

Tout a très mal commencé dans sa vie, mais vraiment tout, né à Paris dans une famille juive polonaise, il échappe, en juillet 1942 (il a neuf ans) à la Rafle du Vel'Hiv, ensuite il est caché à la campagne, puis subit un court enfermement au camp de Drancy, dans la région parisienne, en 1944 il est envoyé en Suisse par la Croix Rouge, il a 10 ans ! En ce temps-là, naître sous la "mauvaise" étoile de David vous confrontait sans cesse à la fuite, aux déchirements, à la mort, une grande partie de sa famille a été exterminée dans les camps Nazis... Il revenait de loin, de très, très loin...

Sam Szafran est un peintre autodidacte, il s'intéresse à tout sans a priori, il a essayé en vain d'entrer dans une école d'art, il suit des cours de dessin de la ville de Paris et mène une vie d’artiste particulièrement rude et précaireEn 1960, il reçoit en cadeau une boîte de pastels qui déclenche une passion pour ce médium peu utilisé. Le pastel devient son outil de prédilection ! Sur près de 2 000 œuvres, on dénombre 800 aquarelles et 1200 pastels d’une incroyable richesse chromatique, conçus avec une prodigieuse dextérité par cet artiste qui déclare “avoir de quoi dessiner pour 400 ans”.

Trois thèmes majeurs parcourent son œuvre de manière obsessionnelle : les ateliers, les escaliers et les plantes. Moi, je l'ai connu à l'époque des escaliers qu'on pouvait reconnaître entre mille... Ils ont toujours  tourbillonné dans ma tête, impossible de les oublier. Claude Bernard, grand galériste parisien (décédé en novembre 2022 à 93 ans), suivait cet artiste depuis 1964. Quelques mois avant sa mort, j'ai eu la joie de voir, chez Claude Bernard, sa dernière exposition J'en parle sur mon blog...

Il rencontre à New York Léonard Gianadda, entrepreneur prolifique, ingénieur civil, promoteur immobilier, créateur de la Fondation Pierre Gianadda à Martigny en Suisse, mécène et philanthrope. Entre leurs connaissances communes et leurs affinités évidentes tant sur le plan artistique qu’humain, les deux hommes nouent un lien profond. En collectionneur éclairé, Léonard Gianadda fait entrer les œuvres de Sam Szafran dans les fonds de son institution muséale suisse. Au début des années 2000, le mécène le sollicite afin de composer les façades de céramique du pavillon privatisable dans les jardins. Désormais, l’espace souvenir Sam Szafran lui rend hommage dans une salle dédiée qui rassemble la trentaine d’œuvres dont la Fondation Gianadda est dépositaire. Il y a une petite dizaine d'années, j'ai eu la grande chance de voir les céramiques du pavillon de Gianadda, (vidéo, j'espère que vous pourrez la voir sans accroc), une grande émotion !


Imprimerie Bellini - 1972 - pastel sur calque contrecollé sur carton - 
Sam Szafran (1934 - 2019) - rue du Fg Saint Denis 

Stupéfaction énorme quand j'ai vu que cet atelier du peintre situé "rue de Crussol" se trouvait tout à côté de la rue de mon enfance et adolescence, je me suis dit : si ça se trouve, je l'ai croisé dans sa rue... J'ai marché dans ses pas... J'ai découvert à l'Orangerie les ateliers, l'imprimerie, et revu avec plaisir ses philodendrons extraordinaires et toujours au fond du tableau, sa fidèle Lilette sur un fauteuil. J'ai dû commencer à admirer ses escaliers vers les années 1980 chez Claude Bernard, je ne l'ai plus jamais lâché du regard... Les philodendrons... Aquarelle sur soie, fusain, crayon sur papier, pastel...


Lilette dans les plantes - 1987 - Fusain, aquarelle et crayon sur papier





Hommage à Jean Clair pour son exposition "Cosmos" aquarelle - 2012 

"Quand je dessine mes plantes, je suis assommé par la créativité en elle-même, celle que je vois, et je suis en admiration devant la nature. Devant sa folie, sa violence, devant sa férocité aussi, et devant son calme, devant tout. Quand je pense être arrivé à ce que je m'étais fixé, je me rends compte qu'il y a autre chose. Oui, c'est sans fin." Les escaliers vertigineux...





Escalier,  rue de Seine - 1990 - Aquarelle sur soie de Chine


Aquarelle sur soie - 1993


"Le rôle de l'artiste est de donner un autre regard, un regard qui permette de voir autrement". Cette phrase de Sam Szafran, dans un entretien avec le poète Fouad El-Etr, résume à merveille ce que je pense profondément de la création artistique dans tous les domaines, toutes les œuvres ne se valent pas, bien sûr, mais les intentions y sont, à nous de voir !

À l'Orangerie, il y avait du monde : mais qui est ce peintre, je ne le  connais pas, nous ne le connaissons pas... Il semblait faire son apparition pour la première fois, exaltations, enthousiasmes fusaient, on reprenait en chœur : comme c'est beau, passionnant, puissant... Personne ne regrettait d'être venu !! Ça partait dans tous les sens, je sentais un public qui découvrait, s'exclamait, j'en était heureuse !

Mes amis, j'ai encore dans mes cartons les visites du sculpteur sur sable Théo Mercier à la Conciergerie, et la sublime Clémence de Titus de Mozart à la Philharmonie, et Proust à la BNF... Vous ne perdrez rien pour attendre :-)) Passez de bonnes fêtes, gardez-vous en santé, remettons nos masques qui nous vont si bien au teint... Pas envie de tousser ni à Noël, ni pour les vœux de fin d'année !!!