Sculptures sur sable - Théo Mercier (né à Paris - 1984)
Je ne sais pas toujours ce qui me donne une envie irrépressible d'aller voir une expo... J'avais été enthousiaste à l'idée de revoir à la Conciergerie le talentueux artiste ghanéen El Anatsui (que je connaissais depuis seulement quelques années), malheureusement son exposition était ratée : mal éclairée, mal exposée, pas de mise en valeur, suspendues comme du linge sur une corde, l'onctuosité des œuvres, leur préciosité, leur beauté, tout disparaissait dans l'ombre ! Ses draperies somptueuses ne chantaient pas comme je les les avais vues chanter à Venise chez Fortuny, à New-York au Met, j'en avais eu des coups au cœur qui durent encore aujourd'hui !
Entre ciel et terre (2006) - El Anatsui, sculpteur ghanéen (MET, New York)
El Anatsui - Palais Fortuny, Venise - 2016
El Anatsui - Conciergerie - 2021
Planquées, dégoulinantes, au fond des cheminées de la grande salle des gardes de la Conciergerie, les visiteurs passaient à côté des tentures sans les voir... Pas de lumière, pas de volume...
Pour la grande mise en scène proposée par Théo Mercier, aucune ressemblance, tout y était : lumière, volumes, ambiances, chaque visiteur pouvait y aller de son interprétation. Pour moi, la tristesse s'installa d'elle-même : tout me suggérait un monde en décomposition, en fuite, en pauvreté, je pensais aux sans-abris dans nos rues, la misère, les chiens près des paillasses attendaient sans doute le retour de leur maître... Avec fidélité... Saisie par l'émotion, la surprise, l'étonnement, je n'ai pas eu de mal à engager des parlottes avec les visiteurs qui comme moi, enthousiasmés par la beauté des sculptures, se posaient les mêmes questions. À un cheveu prêt, le partage faisait partie de la visite : ça vous inspire quoi ? L'un se sentait dans la rue avec les SDF, l'autre en fuite après un bombardement, abandonnant tout, l'autre encore, la tristesse et les restes du monde, et ainsi de suite, les sculptures de sable évoquaient le dénuement, l'abandon, la précarité, la mélancolie, les murs de la salle des Gens d'arme de la Conciergerie et les œuvres se confondaient, leur couleur était rigoureusement la même, les colonnes de la salle gisaient au sol avec leur couronne florale intacte, écroulement du passé. La musique lancinante accentuait les sentiments de vague aux âmes... Dont la mienne !
Pourtant, le metteur en scène, plasticien Théo Mercier (38 ans), n'avait sans doute pas imaginé la grande diversité d'impressions ressenties par le public, en créant cet espace éphémère et magnifique...
Au départ, il avait "simplement" pensé à reformuler le passé de la Conciergerie : anciennes prisons des rois comme des révolutionnaires, l'empreinte des amours, des souffrances, de la mort, le passé douloureux du monument l'avait inspiré, guidé...
Finalement, personne ne sortait indemne de cet espace surprenant : dénuement, souffrance, tristesse et mort étaient bien présents dans les pensées des spectateurs que j'avais interrogés, mais finalement, le sort des rois et des révolutionnaires, auquel personne ne pensait, avait migré sur toute l'humanité, en toile de fond la guerre en Ukraine flottait dans l'air... L'œuvre d'art de Théo Mercier nous faisait penser, voyager... loin...
Les couches abandonnées
Des dessinateurs d'associations d''amateurs, assis sur des petits pliants, croquaient sur des carnets ces beaux modèles immobiles et bien éclairés. Chacun avait un talent remarquable, j'entamais la discussion tous (sans oublier les gardiens), la visite devenait pour moi vivante, diverse et passionnante, de chacun j'apprenais quelque chose de la construction de l'ensemble artistique : c'est Lafarge qui avait livré les quatre-vingt tonnes de sable, Théo Mercier n'avait rien fait du tout, il était l'auteur du concept, des dessins préliminaires, il avait tout choisi dans la disposition des œuvres, les artistes de l'équipe avaient sculpté sous sa conduite, chaque motif avait eu droit à un petit coffrage pour délimiter les contours du modèle à exécuter, des vrais matelas, couvertures, couettes avaient été apportés pour que les sculpteurs en fassent des répliques exactes, seuls les chiens, plus solides, faits de sable et de plâtre, avaient été amenés tout faits, chaque jour quelqu'un passait pour brumiser le sable pour qu'il se tasse bien et tienne mieux le coup le temps de l'expo. Comme à la Renaissance, le maître et ses disciples œuvraient de concert ! Il avait fallu quelques semaines pour sculpter sur place chacun des sujets. Tous les jours, le maître passait pour jeter un œil sur les dégâts causés par des visiteurs : coups de pieds, coups de mains, certains (des enfants), en sautant par dessus certaines œuvres, les avaient endommagées, un autre était tombé à la renverse sur un matelas en prenant la photo... Les histoires s'inscrivaient dans l'Histoire. Comme au bord de la plage, les châteaux disparaissent avec les vagues... De visiteurs.
Le gardien me confirmait que Lafarge viendrait reprendre le sable après l'exposition...