samedi 17 décembre 2022

La Conciergerie avec Théo Mercier (inconnu à mon bataillon), quelle joie, quelle tristesse !

Sculptures sur sable - Théo Mercier (né à Paris - 1984)

Je ne sais pas toujours ce qui me donne une envie irrépressible d'aller voir une expo... J'avais été enthousiaste à l'idée de revoir à la Conciergerie le talentueux artiste ghanéen El Anatsui (que je connaissais depuis seulement quelques années), malheureusement son exposition était ratée : mal éclairée, mal exposée, pas de mise en valeur, suspendues comme du linge sur une corde, l'onctuosité des œuvres, leur préciosité, leur beauté, tout disparaissait dans l'ombre ! Ses draperies somptueuses ne chantaient pas comme je les les avais vues chanter  à Venise chez Fortuny, à New-York au Met, j'en avais eu des coups au cœur qui durent encore aujourd'hui !

 Entre ciel et terre (2006) - El Anatsui, sculpteur ghanéen (MET, New York) 

El Anatsui - Palais Fortuny, Venise - 2016

El Anatsui - Conciergerie - 2021

Planquées, dégoulinantes, au fond des cheminées de la grande salle des gardes de la Conciergerie, les visiteurs passaient à côté des tentures sans les voir... Pas de lumière, pas de volume...

Pour la grande mise en scène proposée par Théo Mercier, aucune ressemblance, tout y était : lumière, volumes, ambiances, chaque visiteur pouvait y aller de son interprétation. Pour moi, la tristesse s'installa d'elle-même : tout me suggérait un monde en décomposition, en fuite, en pauvreté, je pensais aux sans-abris dans nos rues, la misère, les chiens près des paillasses attendaient sans doute le retour de leur maître... Avec fidélité... Saisie par l'émotion, la surprise, l'étonnement, je n'ai pas eu de mal à engager des parlottes avec les visiteurs qui comme moi, enthousiasmés par la beauté des sculptures, se posaient les mêmes questions. À un cheveu prêt, le partage faisait partie de la visite : ça vous inspire quoi ? L'un se sentait dans la rue avec les SDF, l'autre en fuite après un bombardement, abandonnant tout, l'autre encore, la tristesse et les restes du monde, et ainsi de suite, les sculptures de sable évoquaient le dénuement, l'abandon, la précarité, la mélancolie, les murs de la salle des Gens d'arme de la Conciergerie et les œuvres se confondaient, leur couleur était rigoureusement la même, les colonnes de la salle gisaient au sol avec leur couronne florale intacte, écroulement du passé. La musique lancinante accentuait les sentiments de vague aux âmes... Dont la mienne !

Pourtant, le metteur en scène, plasticien Théo Mercier (38 ans), n'avait sans doute pas imaginé la grande diversité d'impressions ressenties par le public, en créant cet espace éphémère et magnifique...

Au départ, il avait "simplement" pensé à reformuler le passé de la Conciergerie : anciennes prisons des rois comme des révolutionnaires, l'empreinte des amours, des souffrances, de la mort, le passé douloureux du monument l'avait inspiré, guidé...

Finalement, personne ne sortait indemne de cet espace surprenant : dénuement, souffrance, tristesse et mort étaient bien présents dans les pensées des spectateurs que j'avais interrogés, mais finalement, le sort des rois et des révolutionnaires, auquel personne ne pensait, avait migré sur toute l'humanité, en toile de fond  la guerre en Ukraine flottait dans l'air... L'œuvre d'art de Théo Mercier nous faisait  penser, voyager... loin...

Les couches abandonnées

Des dessinateurs d'associations d''amateurs, assis sur des petits pliants, croquaient sur des carnets ces beaux modèles immobiles et bien éclairés. Chacun avait un talent remarquable, j'entamais la discussion tous (sans oublier les gardiens), la visite devenait pour moi vivante, diverse et passionnante, de chacun j'apprenais quelque chose de la construction de l'ensemble artistique : c'est Lafarge qui avait livré les quatre-vingt tonnes de sable, Théo Mercier n'avait rien fait du tout, il était l'auteur du concept, des dessins préliminaires, il avait tout choisi dans la disposition des œuvres, les artistes de l'équipe avaient sculpté sous sa conduite, chaque motif avait eu droit à un petit coffrage pour délimiter les contours du modèle à exécuter, des vrais matelas, couvertures, couettes avaient été apportés pour que les sculpteurs en fassent des répliques exactes, seuls les chiens, plus solides, faits de sable et de plâtre, avaient été amenés tout faits, chaque jour quelqu'un passait pour brumiser le sable pour qu'il se tasse bien et tienne mieux le coup le temps de l'expo. Comme à la Renaissance, le maître et ses disciples œuvraient de concert ! Il avait fallu quelques semaines pour sculpter sur place chacun des sujets. Tous les jours, le maître passait pour jeter un œil sur les dégâts causés par des visiteurs : coups de pieds, coups de mains, certains (des enfants), en sautant par dessus certaines œuvres, les avaient endommagées, un autre était tombé à la renverse sur un matelas en prenant la photo... Les histoires s'inscrivaient dans l'Histoire. Comme au bord de la plage, les châteaux disparaissent avec les vagues... De visiteurs.




Le gardien me confirmait que Lafarge viendrait reprendre le sable après l'exposition...

Plus le temps passait autour des vestiges, plus la visite se faisait passionnante, vivante, la tristesse se dissipait, les gens parlaient entre eux, les impressions changeantes se confondaient, nous échangions volontiers en chuchotant ce que nous avions appris sur la conception de cette installation extraordinaire... Je revenais auprès des dessinateurs prendre au vol leurs coups de crayons, leur embarras devant un trait qui n'y était pas : je n'arrive pas à faire le chien en entier, j'ai pas de place, je vais faire seulement la tête... Les idées se trouvaient au fur et à mesure, avec une grande liberté. C'est vraiment très beau ce que vous faites !





Aujourd'hui l'exposition a dû être balayée par la Maison Lafarge, venue récupérer son bien, tout avait commencé par des gros tas de sable, imaginés par l'artiste concepteur, et tout finirait avec la pelleteuse...  La grande salle des gardes redeviendrait un espace extraordinairement vide de tous nos rêves ou cauchemars, prête à recevoir la relève artistique. Je guette les noms, les sujets, les propositions suivantes, il suffira d'attendre... Les envies, les curiosités pressantes ne manqueront pas !

En sortant, je retrouvais ces vues inouïes de la Seine (dont je n'ai pris aucune photo, toute à mon affaire dans sa contemplation) entre ses ponts qui me font de l'effet à chaque fois, même dans la grisaille, j'en tressaille !!


Notre-Dame encore intacte en décembre 2018

Mes amis, gardez-vous en santé, je file voir Rosa Bonheur et Édouard Munch... Je n'ai pas oublié Proust qui est encore dans mes cartons...  À très bientôt sur mes rives... Je vous embrasse...

samedi 10 décembre 2022

Sam Szafran, ce grand peintre, enfin à l'Orangerie ! Je le connais depuis des décennies !!!




L'atelier de la rue de Crussol - février 1972 - pastel sur calque contrecollé sur carton - 
Sam Szafran (1934-2019) en ce moment à l'Orangerie !!

Tout a très mal commencé dans sa vie, mais vraiment tout, né à Paris dans une famille juive polonaise, il échappe, en juillet 1942 (il a neuf ans) à la Rafle du Vel'Hiv, ensuite il est caché à la campagne, puis subit un court enfermement au camp de Drancy, dans la région parisienne, en 1944 il est envoyé en Suisse par la Croix Rouge, il a 10 ans ! En ce temps-là, naître sous la "mauvaise" étoile de David vous confrontait sans cesse à la fuite, aux déchirements, à la mort, une grande partie de sa famille a été exterminée dans les camps Nazis... Il revenait de loin, de très, très loin...

Sam Szafran est un peintre autodidacte, il s'intéresse à tout sans a priori, il a essayé en vain d'entrer dans une école d'art, il suit des cours de dessin de la ville de Paris et mène une vie d’artiste particulièrement rude et précaireEn 1960, il reçoit en cadeau une boîte de pastels qui déclenche une passion pour ce médium peu utilisé. Le pastel devient son outil de prédilection ! Sur près de 2 000 œuvres, on dénombre 800 aquarelles et 1200 pastels d’une incroyable richesse chromatique, conçus avec une prodigieuse dextérité par cet artiste qui déclare “avoir de quoi dessiner pour 400 ans”.

Trois thèmes majeurs parcourent son œuvre de manière obsessionnelle : les ateliers, les escaliers et les plantes. Moi, je l'ai connu à l'époque des escaliers qu'on pouvait reconnaître entre mille... Ils ont toujours  tourbillonné dans ma tête, impossible de les oublier. Claude Bernard, grand galériste parisien (décédé en novembre 2022 à 93 ans), suivait cet artiste depuis 1964. Quelques mois avant sa mort, j'ai eu la joie de voir, chez Claude Bernard, sa dernière exposition J'en parle sur mon blog...

Il rencontre à New York Léonard Gianadda, entrepreneur prolifique, ingénieur civil, promoteur immobilier, créateur de la Fondation Pierre Gianadda à Martigny en Suisse, mécène et philanthrope. Entre leurs connaissances communes et leurs affinités évidentes tant sur le plan artistique qu’humain, les deux hommes nouent un lien profond. En collectionneur éclairé, Léonard Gianadda fait entrer les œuvres de Sam Szafran dans les fonds de son institution muséale suisse. Au début des années 2000, le mécène le sollicite afin de composer les façades de céramique du pavillon privatisable dans les jardins. Désormais, l’espace souvenir Sam Szafran lui rend hommage dans une salle dédiée qui rassemble la trentaine d’œuvres dont la Fondation Gianadda est dépositaire. Il y a une petite dizaine d'années, j'ai eu la grande chance de voir les céramiques du pavillon de Gianadda, (vidéo, j'espère que vous pourrez la voir sans accroc), une grande émotion !


Imprimerie Bellini - 1972 - pastel sur calque contrecollé sur carton - 
Sam Szafran (1934 - 2019) - rue du Fg Saint Denis 

Stupéfaction énorme quand j'ai vu que cet atelier du peintre situé "rue de Crussol" se trouvait tout à côté de la rue de mon enfance et adolescence, je me suis dit : si ça se trouve, je l'ai croisé dans sa rue... J'ai marché dans ses pas... J'ai découvert à l'Orangerie les ateliers, l'imprimerie, et revu avec plaisir ses philodendrons extraordinaires et toujours au fond du tableau, sa fidèle Lilette sur un fauteuil. J'ai dû commencer à admirer ses escaliers vers les années 1980 chez Claude Bernard, je ne l'ai plus jamais lâché du regard... Les philodendrons... Aquarelle sur soie, fusain, crayon sur papier, pastel...


Lilette dans les plantes - 1987 - Fusain, aquarelle et crayon sur papier





Hommage à Jean Clair pour son exposition "Cosmos" aquarelle - 2012 

"Quand je dessine mes plantes, je suis assommé par la créativité en elle-même, celle que je vois, et je suis en admiration devant la nature. Devant sa folie, sa violence, devant sa férocité aussi, et devant son calme, devant tout. Quand je pense être arrivé à ce que je m'étais fixé, je me rends compte qu'il y a autre chose. Oui, c'est sans fin." Les escaliers vertigineux...





Escalier,  rue de Seine - 1990 - Aquarelle sur soie de Chine


Aquarelle sur soie - 1993


"Le rôle de l'artiste est de donner un autre regard, un regard qui permette de voir autrement". Cette phrase de Sam Szafran, dans un entretien avec le poète Fouad El-Etr, résume à merveille ce que je pense profondément de la création artistique dans tous les domaines, toutes les œuvres ne se valent pas, bien sûr, mais les intentions y sont, à nous de voir !

À l'Orangerie, il y avait du monde : mais qui est ce peintre, je ne le  connais pas, nous ne le connaissons pas... Il semblait faire son apparition pour la première fois, exaltations, enthousiasmes fusaient, on reprenait en chœur : comme c'est beau, passionnant, puissant... Personne ne regrettait d'être venu !! Ça partait dans tous les sens, je sentais un public qui découvrait, s'exclamait, j'en était heureuse !

Mes amis, j'ai encore dans mes cartons les visites du sculpteur sur sable Théo Mercier à la Conciergerie, et la sublime Clémence de Titus de Mozart à la Philharmonie, et Proust à la BNF... Vous ne perdrez rien pour attendre :-)) Passez de bonnes fêtes, gardez-vous en santé, remettons nos masques qui nous vont si bien au teint... Pas envie de tousser ni à Noël, ni pour les vœux de fin d'année !!! 

dimanche 27 novembre 2022

Tous les chemins ne mènent pas à Rome... Les papotages en Berry... (6)





Chemins du Berry... Qui ne mènent pas à Rome...

Pour chacun d'eux j'ai des souvenirs, je savais où j'allais, je me souviens encore des impressions qu'ils m'ont laissées... Avec les chemins de campagne berrichons, il y avait toujours un petit mystère, "j'avais de la chance d'être là", je profitais de chaque instant pour me sentir connectée avec les lieux. C'est ce que je me dis souvent quand je prends une photo : pile au bon moment pour la lumière, ou bien, tiens, je n'avais jamais vu ce coin comme ça, et par manque de mots, je me disais souvent : magnifique, un vrai tableau (alors que c'est le tableau qui pompait la beauté de la nature) ! L'harmonie des ombres et des lumières, les creux, les pleins, les échappées de ciel, la sobriété des couleurs, ou au contraire, l'abondance, en automne, tout se décline en rouges... J'allais donc de merveille en merveille... Mon appareil photo en sautoir, souvent il ne bougeait pas d'un poil de mon cou... 

Sur ce chemin là, j'ai vu la lumière, sur celui-ci l'eau, et sur cet autre encore, j'ai fait : oh ! Tellement c'était beau... Je pouvais appuyer sur le bouton de mon Canon avant-avant-avant dernier cri, sortir mon téléphone, ma tablette, avec ma bardée d'appareils, je passais de toute façon à côté de toute ressemblance avec ce que je voyais. Jamais je n'arrivais à reproduire l'original, la copie était toujours médiocre, il fallait que je m'y fasse ! Se trouver là au bon moment, c'était déjà beau. Regarde Danielle, et tais-toi ! Tout ce que j'ai vu serait bien trop long à raconter...

Tous les chemins ne mènent pas à Rome... Justement sur mon vélo, les routes n'étaient pas longues à parcourir, ce qui me prenait du temps, c'était de sortir le tripode, m'asseoir tranquillement, et regarder, attendre, rester à l'affût de tout... Le plus petit détail prenait des dimensions considérables, les glands des chênes tombés dans l'herbe formaient des colliers (presque) plus beaux que mes perles...




Y'a pas photo !!

Les papotages et le retour :

Il ne se passait pas un jour sans rencontres, spontanément j'engageais la conversation, je tirais le fil : santé, ennuis, réchauffement climatique, genoux, hanches, poignets, fatigue, enterrements de l'année, beau temps, mauvais temps, la paix doit revenir, nous la voulons, c'est trop lourd à porter, on s'appelle maintenant par nos prénoms, l'épicier vend toujours ses poireaux pourris, le sourire, il ne connaît toujours pas... Dans mes petits papotages, jamais il n'était question de politique, ça pourrait nous emmener trop loin, nous séparer, nous fâcher, me décevoir... Mais entre les tomates qui ne venaient  pas, les fruits gâtés sur l'arbre, les "c'était mieux avant", avant quoi, on ne sait pas... Les sujets restaient ouverts à l'infini, il faut voir loin, très loin et garder une oreille attentive. Quand on se quitte, je dis toujours : à bientôt, même si on ne doit pas se revoir du mois, il n'y a que la foi qui sauve, je gardais souvent l'espoir de les recroiser... Un jour, au marché, j'ai parlé à trois personnes à la fois, ça a très bien fonctionné... On a pris des nouvelles, avec nos paroles groupées, entortillées, nous arrivions très bien à nous comprendre... Un jour, j'ai vu un grand arc-en-ciel beau comme le jour, arrondir les angles gris...

J'ai fait la connaissance d'une personne nouvelle, elle n'a rien eu de gai à me raconter, elle restait enfoncée dans des souvenirs très tristes, et angoissants, l'avenir n'était pas rose, elle était inquiète à juste titre : ses revenus ne suffisaient pas du tout à vivre tranquillement sa retraite... Nous nous sommes tout de suite appelées par nos prénoms. Ça faisait pourtant des années qu'elle habitait sur le bourg, jamais je n'avais pu placer un mot de politesse entre nous, et puis, un jour, à la faveur des sorties obligatoires de son toutou, je l'ai trouvée assise sur un petit muret, contre une maison, juste à la croisée des merveilleux chemins d'ici, et nous avons causé un peu, avec une petite entrée en matière sur le temps. Elle avait l'air préoccupée, j'ai saisi le moment... Nous nous retrouvions souvent au même endroit, la laisse de son chien à la main et moi, libre, mon vélo en attente sur la clôture. Les causeries ont commencé... À bientôt M., nous en reparlerons l'année prochaine. J'espère que la vie aura été un peu plus douce pour vous...


Quand l'arc-en-ciel est tombé dans le jardin, j'étais là !

J'avais déjà l'idée d'un retour prolongé l'année prochaine, creuser le terrain, voir le travail du printemps et de l'été sur les chemins et dans les arbres... Vivre la suite des histoires et revoir l'arc-en-ciel, si possible !

J'ai repris mes rendez-vous avec les expositions, mes chemins maintenant se font en métro, Théo Mercier le sculpteur sur sable à la Conciergerie, les broderies afghanes au Musée Guimet, Sam Zsafran, ce grand peintre d'escaliers, à l'Orangerie, "La Clémence de Titus" de Mozart à la Philharmonie, une soirée inoubliable, à pleurer... 

Mes amis, à bientôt, remettons les masques, il parait que les chiffres remontent... Portez vous bien, je vous embrasse fort.

samedi 12 novembre 2022

Les bûches, la force de l'âge... Voyage en Berry... (5)

 

Le petit tas de bois

Il tapait tant et plus sur le billot pour briser les bûches ! Et que je tape et que je te retape, rien à faire celle là ne se fendait pas, pas du tout : Danielle, s'il te plait, tu peux aller me chercher le coin ? Il ne voulait pas lâcher la hache... Il est juste là ! Je l'avais aperçu près de son vélo qu'il prenait tout le temps pour faire les allers et retours entre le garage à bricoler et sa maison, il y a encore quelques années, il faisait tout à pied... Fièrement, je lui tendis la pièce en fer. Bon, ça va aller tout seul maintenant ! Mais la bûche ne voulait rien savoir, elle ne s'ouvrait pas, punaise, à part apporter le coin, je ne pouvais rien de plus pour lui, il fallait de la force... Donnez l'ami, je vais essayer ! A dit un homme de sa connaissance qui passait par là, plus grand, plus jeune, pas forcément beaucoup plus fort, mais surtout plus jeune, plus robuste. Il affichait un sourire amical, respectueux, ils se connaissaient depuis longtemps et bien sûr, l'un avait toujours été plus jeune que l'autre... Jamais ils ne s'étaient mesurés sur le champ...

En un coup sec, paf ! La bûche fut cassée en deux, bravo ! 

Le coin

Je regardais toute l'action depuis le début, mon ami qui frappait, frappait sans rien obtenir, le bois était pourtant sec comme du foin séché au soleil, rien à faire, je me disais, tiens il n'y arrive pas, il n'y arrive plus comme avant... Tout au long du séjour, j'avais remarqué que les outils de jardinage restaient dans le chemin plus souvent, plus longtemps que d'habitude, ils n'étaient plus rangés séance tenante après l'effort, ça arrivait qu'ils passent la nuit à la belle étoile... Demain, il fera jour ? J'avais déjà mon idée là-dessus... Pourquoi demain ?


L'attente...

Le temps s'allongeait entre la fin de l'action et le rangement, je me disais : il se presse moins, il accepte d'attendre le lendemain, il laisse un peut traîner, il prend son temps... Les autres années, je courais dans tous les sens pour prendre rapidement la photo, tellement il allait vite, même si rien ne le pressait pour tout faire en un temps record. Mais maintenant, je pouvais revenir à tout moment, avec tous mes appareils, j'avais mes chances de retrouver dans le jardin les cailloux du Petit Poucet. Un soir, j'ai ramassé sa veste de travail qui avait glissé de la petite table du jardin. Ma petite idée se confirmait, me faisait de la peine ! Les chutes du Niagara coulaient en moi...



L'attente

Je connaissais le pourquoi du comment, je connaissais tous les secrets de ces moments d'attente... Vous l'avez, je pense, sûrement deviné vous aussi ? Depuis le temps que je venais dans le Berry, les années passaient pour lui comme pour moi... Pour lui, tout se faisait au grand jour, à découvert : tondre, couper la glycine, les haies, le bois, ramasser les feuilles, faire le jardin, surveiller la petite vigne... Nous vieillissions ensemble, moi je faisais tranquillement les promenades, les photos, je lisais des livres, faisais un peu de vélo, bavardais aux pauses, près des haies, au potager, au poulailler, je le suivais à la trace, je taillais la bavette, j'étais beaucoup moins fatiguée que lui, je pouvais donner facilement le change... Rien ne me pesait, pas d'urgence, rien à faire. Ranger, préserver, arroser, soigner, planter, ramasser, entretenir la propriété... Tout le plus dur était pour lui ! Nous étions exactement du même millésime... Presque du même jour !


Il faut penser à tout

Alors, en regardant la scène de la bûche qui ne voulait pas se fendre sous ses coups, les larmes me sont montées aux yeux, invisibles car tout le monde me tournait le dos. J'ai vu mon ami qui finalement avait laissé faire le plus jeune, le plus costaud, se tenir tout interdit, pensif, devant le fait accompli, il mit la bûche sur la pile déjà haute, dans la brouette : merci, vraiment merci ! Le jeune, le costaud, voulait l'aider encore au transport de ce petit bûcher, bien lourd... Laissez, laissez, je vais le faire, je vais terminer ! Il fit glisser sur l'herbe la petites voiture à roulettes, qui penchait d'un côté, puis de l'autre, imperceptiblement... Les roues ne faisaient aucun bruit, pas le  moindre grincement, parfaitement huilées, il alla ainsi jusqu'à la remise à bois, beaucoup plus loin, et disparut tout à fait avec son pesant fardeau, la silhouette penchée, il avait de cette année, mal au dos, il mettait souvent la main à l'endroit qui lui faisait mal ! Quelques fois je lui disais : D, fais attention, ne monte pas à la grande échelle quand il n'y a personne avec toi, attention à la tronçonneuse pour les haies, mon ami, je t'en prie, sois prudent,... Il me regardait droit dans les yeux, pas méchamment, pas de reproche, avec le sourire, il avait compris la vulnérabilité qui s'installait en lui, nous la comprenions tous les deux, nous avions chacun nos points faibles : le dos, les genoux, la fatigue... Lui qui savait faire des milliards de choses, en un rien de temps, maintenant, il lui faudra apprendre la lenteur, respecter la sécurité, calculer ses efforts avant de se lancer... Comme moi sur mon vélo, je scrutais la route, plate, lisse comme une piste de danse, je ne montais jamais la moindre petite côte en danseuse ! Je descendais de ma monture quand les pierres des chemins étaient trop nombreuses...

Cette journée, je ne suis pas prête de l'oublier, le renoncement sonnait comme un mot nouveau, il faudra mieux penser avant d'agir, compter avec les possibilités du corps. Je ne me souviens pas du tout si ce jour-là, j'ai pris mon vélo pour la promenade quotidienne...


L'attente...

Bien sûr, j'avais le cœur serré de le voir réfléchir avant d'agir, ne pas prendre trop de risques comme avant, mon ami avait toujours tant de choses à faire, je crois que le jardin lui allait très bien au teint, il adorait planter, semer, récolter. Regarde Danielle, tu vois, cet engin, il tond la pelouse aussi vite que son ombre, mais il aspire aussi ! Il avait découvert que sa tondeuse électrique pouvait à la fois couper l'herbe et aspirer les feuilles mortes, une action et deux fonctions, réduisant l'effort au minimum. Formidable, tu as eu une idée de génie ! Oui, c'est parfait pour moi, plus besoin de prendre le râteau, de me baisser, pour mon dos c'est mieux. Il me fit une démonstration immédiatement, digne d'une foire à Jardiland, ça marchait comme sur des roulettes. Il m'avait rassurée, sans le savoir, il va trouver des combines pour se préserver, j'étais contente d'imaginer toutes les trouvailles qu'il inventera au fur et à mesure de ses besoins pour éliminer les accidents, mêmes minimes. Dès le lendemain, il se mit sur l'invention d'un enrouleur de tuyau à partir d'une petite poussette d'enfant ancienne, elle avait quatre roues, bien plus qu'il ne lui en fallait... Bravo l'ami, tu es trop fort ! J'avais suivi de bout en bout cette belle création d'automne... Avec admiration !


L'invention (à gauche)

Les surprises, les serrages de cœur, c'est tous les jours qu'on les sent, il faut se débrouiller avec, il arrive un moment où les jours se suivent et se ressemblent un peu !

Mes amis, un peu de mélancolie ne fait de mal à personne. À très bientôt  pour le post  n° 6 en direct du Berry... Portez vous bien, soyez prudents, je vous embrasse.

samedi 5 novembre 2022

Abrégé des merveilleuses natures mortes berrichonnes... Dernière minute : papotages de rue... (4)

 


Le petit feu de feuilles

Dès que je sentais la bonne odeur de feu de camp, je me dépêchais d'aller voir les volutes de fumée qui tournoyaient dans la brise, légères, le petit nuage blanc du feu venait s'ajouter aux moutons du ciel... Le paysage était parfait, beau de bas en haut ! Cette année, il n'y avait presque rien à brûler, le bois mort des arbres était coupé et réservé pour l'hiver, puisque le gaz allait manquer, l'année dernière il n'y avait pas de guerre en Ukraine... Le petit feu était allumé par mon ami quand toutes les conditions étaient réunies : le vent devait être petit, porté à droite, le mieux, sous une petite pluie fine, le matin, temps gris souhaité... Il y avait toujours quelques barriques d'eau à portée, pour éteindre une flammèche, on ne sait jamais...

Maintenant, depuis des années, mon ami savait, il m'appelait l'inspecteur des travaux finis... Il me laissait tranquille, ne criait jamais : "Danielllle", viens voir ceci ou cela ! Je fouinais, j'allais où bon me semblait, jamais dans le même sens : jardin, hangar, petits chemins autour de la maison, haies à tailler, salades à planter... Il s'étonnait toujours des photos que je faisais avec tout ça. Un jour que j'étais à l'œuvre, ma tablette à la main, dans son domaine de bricolage, il me dit, voyant pour la première fois les couleurs avant les formes : c'est bien ça, il faudrait que je me remette à la photo, j'en faisais quand j'étais jeune. Mais oui, bonne idée, allez, au boulot ! Tu devrais emprunter la tablette de ta femme et hop ! T'y remettre. Il avait des yeux de lynx et une grande sensibilité... Mais je crois bien qu'il faudra encore quelque années pour le convaincre tout à fait... Attendons... Pas trop longtemps mon ami...


Le coin de la stérilisation

Dans tous les coins, je pouvais rencontrer ses "petites natures mortes", rangées avec simplicité, à la Chardin, il ne me restait plus qu'à prendre la photo... Je trouvais un charme fou à stocker dans ma tablette les objets qu'il avait disposés avec art, sans calcul, comme ça venait. Mais je pensais souvent que tout devait compter, intuitivement, dans son rangement par séries, ses empilements méthodiques. Les couleurs, je ne sais pas, sa précision d'horloger me  plaisait, tout s'accordait parfaitement, je fixais à ma sauce ses "tableaux de genres"... Je cherchais des rencontres inattendues d'objets, des épousailles bien assorties, et quand on cherche, on trouve... 


Le rouge, le vert, et le bleu... Le coin des brouettes

Je découvrais des assemblages que je cadrais hardiment, avec gourmandise, mon ami faisait de la "prose d'objets" sans le savoir, un peu comme monsieur Jourdain du Bourgeois Gentilhomme faisait de la prose avec ses mots...  Je ne dérangeais jamais rien, tout devait rester dans son jus, sous peine de désaccord esthétique... Prêt à l'emploi ! Au coup d'œil ! Au ravissement...


Les yeux bleus

De mon coté, je regardais mon environnement personnel avec surprise, curiosité, et quelquefois je tombais pile sur une figure, une couleur inattendue, un effet... Je me remettais en chasse, tranquillement et souvent je ne "voyais" rien à me mettre sous la dent. Il faut être là au bon moment, voir le bon (?) reflet, le bon (?) angle... Et avoir envie de partager...


Le coin des réserves d'eau

J'ai tout de suite trouvé magnifique, dynamique, l'arrangement des réserves d'eau, les arrosoirs alignés comme des oiseaux, becs en avant, ne manquaient plus que les pattes, les couleurs vives pétaient le feu, tout était raccord, l'harmonie régnait au jardin, la sécheresse n'avait qu'à bien se tenir... Le bataillon des bassines attendait les arrosages en rangs serrés.

Mon ami me réservait toujours de belles surprises, sans jamais y penser, il était comme ça, doué pour l'alignement, le rangement, l'empilement par espèces, son cerveau devait lui donner les ordres qu'il fallait pour que "ça fasse beau" ! Après les réserves d'eau, je suis passée aux réserves de bois. À vue de nez, je voyais bien, vu l'amoncellement des rondins qui tapissaient les murs, qu'ils n'auraient pas froid cette année, gaz ou pas gaz. Il y en avait partout, du sol au plafond, tous coupés d'une longueur égale, mon ami n'avait pas lésiné à la tâche : rangement parfait, beauté innée... Il s'était surpassé : belles bûches, petits bois, cageots défoncés, paniers percés, grosses pommes de pin qui parfument, rien de trop, ni trop peu, il y avait encore de la place et l'automne était en cours, mes amis pourraient passer l'hiver au coin du feu, avec une belle vue sur l'insert familial, et se laisser aller à la douceur des soirs d'hiver...



Les belles réserves de bois

En faisant mes tours de vélo, j'avais vu avec bonheur les livraisons de bois déversées aux portes des propriétaires, magnifiques ! Tout le monde y pensait, les Russes ne veulent pas nous donner du gaz, ah ! Ben tu vas voir, on va se débrouiller autrement. Moi qui passais par là, j'ai envié ces tas de bois qui embaumaient, en pensant à mes radiateurs collectifs...



Livraisons de bois...

Dernière minute, papotage de rue  : rentrée à la ville 

Il fallait bien que je fasse le plein en rentrant de la campagne, ce matin j'ai eu ce courage, j'ai chargé mon caddie jusqu'à la gueule, les deux roulettes n'en pouvaient plus : l'eau, le beurre, les légumes, les bricoles... Au bout des bras, le gauche, puis le droit, ça finissait par peser lourd. Je prends presque toujours une petite rue qui me mène tout droit chez moi, je tirais ma charrue, un homme qui passait par là, un émigré de la rue d'à côté, empilé dans un foyer d'urgence depuis maintenant des années, me proposa : je peux vous aider madame, la côte est dure. Il faisait deux fois ma taille, une force proportionnée à sa hauteur, j'acceptais spontanément avec un sourire en élastique jusqu'aux oreilles : bien volontiers monsieur, je ne m'étais jamais rendu compte que la petite route était une côte, mais lui, oui ! Il faut s'entraider, madame, il faut aider les personnes âgées, c'est normal, paf ! C'était pour moi, je me voyais tout à coup mieux que dans un miroir, la petite dame qui tirait son fardeau avec peine : merci monsieur, c'est vraiment gentil, nous sommes tous des humains. La gentillesse paye toujours de retour, me dit-il ! Tout de suite, il avait attaqué en philosophe, et m'apportait son l'aide avec distinction, tact, et courtoisie, d'un doigt il faisait rouler ma charrette : laissez-moi vous aider jusqu'au bout de la rue, madame. Nous sommes immédiatement devenus des amis sur 200m : merci mille fois, monsieur, passez une bonne journée, à bientôt... En lui faisant un dernier signe de la main, je dis un peu fort, car il s'éloignait déjà : je n'oublierai pas, à bientôt. Il sourit !  Un petit bonheur du jour !  Une grande émotion...

Mes amis, je travaille déjà au chapitre 5, je ne sais pas du tout de quoi il sera fait, du Berry sans doute... Prenez soin de vous, restez prudents... Je vous embrasse...