Cueillette des fleurs tombales du cimetière
Bien avant, et tout au long de mon séjour en Indre, je m’étais dit : que pourrais-je bien voir de neuf cette année ? Dès les premiers jours, cette idée m'a taraudée : allons au cimetière, de toute façon j'ai une visite à faire. L’entrée était libre comme l’air, j’avais juste à poser mon vélo contre un mur et pousser la porte en fer. D’abord je saluais une ancienne plus ancienne que moi, que j'avais connue et écoutée plusieurs années de suite, elle m'avait raconté comment elle avait commencé à travailler à la grande ferme du coin dès ses douze ans, très tôt le matin, trop tard le soir, presque pas nourrie. Souvent je lui rendais visite au cours de mes séjours, nous bavardions avec entrain toutes les deux, elle était restée gaie comme un pinson, pleine d'humour... Chaque année, depuis qu'elle ne raconte plus rien, je ne manquais pas de venir la saluer, ici, au milieu des fleurs fraiches et des fleurs en céramiques... Je déposais ma petite pierre sur sa tombe, coucou V., je suis passée, me voilà, je n'ai jamais oublié tes récits ! Au fil des années, le petit caillou était devenu un petit tas, il résistait au vent, à tout ! Sa fille, qui connaissait mon secret, veillait au tas de grains...
L’idée m’était venue en regardant autour de moi : comme elles sont belles, jamais je n’y avais pensé, aujourd'hui, je les voyais pour la première fois, elles me sautaient toutes aux yeux, allez savoir pourquoi ? La seizième année ! Il m'en avait fallu du temps pour bien voir, je m’étais promis un regard neuf, et bien je le tenais. Il y en avait à profusion, de toutes les couleurs, entières, cassées, enfouies sous la terre, entremêlées avec les herbes folles, en croix, en couronnes, en bouquets, isolées en majesté... Mais quoi donc, Danielle ? En terre vernissée, bien travaillées par de vrais céramistes, des artistes, brillantes au soleil, des tons hardis : rouge, violet, jaune, orange, jaune, bleu… Une gamme infinie de nuances, éclatantes encore, les fleurs tombales m’attendaient dans toutes leur diversités, quasi intactes !!!
Mais c’est bien sûr, elles sont pour moi, il me suffisait de faire les allées une par une et sortir mon téléphone, mon appareil photo, j’avais trouvé mon sujet, hautement imprévu et magnifique !! Je l'avais vu comme par miracle, ce champ de fleurs, comme personne, j’en étais certaine. Mais surtout, j’ai adoré papillonner entre les tombes et cueillir une à une toutes ces fleurs qui m’attiraient, d'une grande beauté. Il y en avait tellement, j'ai dû choisir : les plus anciennes se voyaient à d'œil nu, mieux façonnées, mieux peintes, des "œuvres", certaines avaient au moins deux petites centaines d'années d'après les dates gravées dans la pierre, pour les cueillir "presque toutes", j'y suis revenue plusieurs fois... En courant !
Personne, sans doute, n’avait vu une telle profusion de pensées pour les morts, les vivants pouvaient se réjouir, leurs défunts dormaient dans les parfums et les couleurs... Le "nouveau" cimetière, à droite de l'entrée, était construit, entretenu autrement. Pour garnir les tombes de maintenant, la mode était plutôt aux fleurs artificielles avec pétales en synthétique, qui se détachaient aux grands vents... Les incinérés avaient juste une belle petite plaque, il n'y avait pas la place d'une fleur !
Ma gerbe de fleurs en poche, un dernier tout d'horizon, j'ai repris mon vélo, refermé la porte du petit cimetière. Contente de moi, j'avais trouvé comment regarder autrement ce que "j'avais vu en aveugle" durant tant d'années, à chaque séjour sans exception... J'étais venue ici pour le petit coucou et le caillou...
Bonjour madame, le pneu arrière de votre vélo est dégonflé, vous le savez ? Oui, oui, ça ne me gêne pas du tout. Ah bon ! Elle avait passé du temps à arranger une tombe, sans doute d’un très proche, car c’était la deuxième fois que je la voyais pendant que je cueillais mes fleurs tombales. Pour lever le doute, je lui dis que je faisais des photos... Elle paraissait triste et peu pressée de repartir, j’en ai profité pour tirer des fils de soie : elle avait perdu son mari, brusquement, et se retrouvait seule dans sa grande maison où elle tournait en rond. Elle n’avait envie de rien, perdue, prête à rien. Nous cheminions toutes les deux, notre vélo à la main, dans le petit chemin de terre qui filait jusqu’à la route. Elle ne voyait plus ses amies, n’allait plus à la petite chorale, pas l’énergie... Je comprends ! Tenez bon, reprenez confiance, c’est quoi votre prénom ? On va se revoir, bonne soirée, à bientôt Marie ! Souvent, d'entrée de jeu, quand la rencontre était sympa, je demandais le prénom. Ça marchait tout le temps... Nous pouvions nous revoir avec le sourire, en connaissances !
Nous nous sommes revues dans un chemin blanc où je me promenais, entre deux pluies, plusieurs jours après... Je vous raconterai...
À bientôt les amis, mes passagers, portez-vous le mieux possible. Mon frère, lui, dit toujours : "Autant que faire se peut", il connait la petite musique des prédictions quand on prend de l'âge !