Le chemin des bouleaux
Dans les chemins de campagne, j'avance à l'aveugle, les yeux grands ouverts. Les chemins nous font de l’œil, nous hésitons... Si nous allions par ici ? Et nous allons par là... À l'aventure, bien balisée quand même...
Quel bonheur, le ciel était d'un bleu de peintres vénitiens : Tiepolo, ou Cima da Conegliano... Je ne vais jamais à la campagne pour "marcher, faire des kilomètres", j'y vais à petits pas, pour mieux regarder, entendre, surtout le silence, sentir, respirer, admirer l'admirable nature. Et justement ce jour-là, j'ai entendu des chants d'oiseaux que je croyais disparus pour toujours, il y avait du nouveau dans les prairies, ils s’égosillaient, c'était extrêmement touchant, rare, voire exceptionnel. Je n'y connais pas grand chose en chants d'oiseaux, je n'en reconnais aucun, sauf la pie peut-être, mais ils me réjouissent tous. Sur mon balcon du Grand Paris, je ne vois que des pigeons muets, que je m'empresse de chasser en claquant des mains... Je vais dans les chemins de campagne le plus lentement possible, pour déguster les arbres, les fleurs, l'herbe et les ruisseaux, comme du miel... Chaque petit détail requiert mon attention, je ne néglige rien de ce qui passe devant mes yeux, j'aime bien faire des photos, bavarder avec mon amie de campagne, enlever ma veste, trop chaud, la remettre, trop froid, m'asseoir sur un tronc d'arbre, une grosse pierre, un banc, dans l'herbe je ne peux pas car j'ai mal à mon genou droit, me relever demande trop d'effort... Dommage ! Quelquefois même, à cause de mon articulation, j'ai manqué de liberté totale pour me rouler dans les prairies d'été, m'asseoir directement dans l'herbe n'est pas envisageable sans mains secourables pour la remontée... Il faut bien que jeunesse se passe, trépasse...
Nous étions descendues à Saint Rémy-lès-Chevreuse dans les Yvelines, un coup de RER et nous y étions, nos sacs étaient remplis de petits riens, pour boire chaud, manger léger avec la perspective-plaisir de la pause déjeuner, décrétée selon les bruits de nos estomacs, allez, si on se posait, j'ai faim, moi aussi ! L'endroit était toujours parfait, au soleil ou à l'ombre... On sortait les sacs en plastique, les couverts en argent, les fruits tranchés à l'avance qui barbotaient dans le jus de citron, à chaleur ambiante, la salade bien composée, le jambon, l’œuf dur, chacune avait prévu un en-cas selon ses goûts, pour le pain on verrait bien en chemin, le boulanger n'est jamais loin dans ces petits villages...
Mais nous n'en sommes pas encore à la pause, place aux paysages et aux bavardages......
Nous en étions au début : du vert et du bleu
Il y avait foule sur le bord de la route, les arbres nous accompagnaient
Et voilà la belle petite rivière qui serpente
Il suffisait de suivre le cours de l'eau, je ne me souvenais de rien, mais mon amie connaissait les chemins qui mènent au "chemin de Racine"... Voilà des années que nous n'y étions pas venues, tout me paraissait inconnu, il ne me restait rien de familier... Presque rien...
Racine, nous étions dans ses pas
En suivant le cours de l'eau, dans un petit chemin privé, pour les riverains et nous, elle avait commencé à me parler...
La coulée bleue
Au début de son récit, tout était gris, pesant, oppressant, elle me disait : Danielle, je me sens toute noire à l'intérieur. Elle commença à faire tout défiler à l'envers : les hommes de sa vie, les enfants, les parents, le travail, les embûches d'un parcours difficile... Mais comment j'ai pu vivre tout ça, j'ai fait tant d'erreurs, tant de mal, tant de maladresses... Avec ses mots, tout était sombre dans son histoire que je connaissais assez bien. Nous poursuivions notre chemin le long de la petite rivière, je faisais quelques photos, l'oreille au aguets, nous nous exclamions devant ce printemps de l'année, la beauté du jour avec soleil, et je m’efforçais de remonter à contre-courant de tout ce qu'elle me racontait sur ses chagrins passés et présents, et aussi ses regrets profonds, ses malaises ressentis, ses culpabilités obsédantes. Je tâchais de remettre une à une les pièces de son puzzle à l'endroit, aux bons endroits, je braquais à droite quand elle allait à gauche : mais non, voyons, tu ne vois pas bien les choses de ta vie, laisse-moi te les raconter avec mes yeux, mon cœur, fais-moi confiance, j'y vois plus clair que toi... Nous riions de ma proposition si amicale, et je lui ai raconté sa vie comme elle ne la voyait pas, comment as-tu pu supporter ceci et cela, tout le monde s'y serait emmêlé les sentiments, c'était si difficile à comprendre, tu t'es tellement bien débrouillée, toujours seule pour tout décider, rappelle-toi comme tu as fait les bons choix dans ces moments-là, sans doute par nécessité, dans l'urgence, mais tu as bien fait, rappelle-toi, tu ne te souviens de rien ? Comment aurais-tu pu faire autrement ? À chaque coup dur qu'elle racontait, je trouvais une caresse qu'elle avait oubliée. J'ai mis du sable chaud sur les pierres coupantes de ses mots, j'ai dit des paroles plus douces que les siennes quand elle se faisait des reproches amers. Oui, oui tu as raison de me rafraîchir cette mémoire-là ! Elle riait, j'avais envie de t'en parler, tu penses vraiment que j'ai fait ce qu'il fallait faire, j'en doute encore aujourd'hui, plus encore aujourd'hui qu'hier, j'ai du chagrin !
Dans sa voix, j'entendais ses sanglots, les miens n'étaient pas loin, je continuais la reconstruction, comme un maçon inexpérimenté, nous étions toutes les deux sur ses chemins escarpés, pas de temps à perdre, les heures de nos vie avancent inexorablement... Souviens-toi, ne pense pas comme ça, contre toi-même, tu te déchires, inverse tes pôles, mets le cap sur le sud, laisse le nord, le froid, le sombre derrière, souffle sur la bonne boussole...Tu penses vraiment que j'ai bien fait ? Si j'avais su ce que je sais aujourd'hui... Mais mon amie, ma sœur, bien sûr, quand la mémoire nous revient nous avons déjà fait un bon bout de chemin, pourtant il ne faut pas désespérer, tu as fait ce que tu devais faire, n'aies pas peur, c'était bien, je t'assure, les coups tordus, nous en faisons tous, c'est obligé. Sans doute personne n'aurait mieux fait que toi. Bien sûr, il aurait fallu savoir alors ce que nous savons aujourd'hui... Nous riions...
Sa vie l'avait mise en pièces, elle avait résisté vaillamment... Tout en suivant la rivière avec précaution, le sentier était étroit, j'avais sorti les bouées de sauvetage pour elle et pour moi, nous pataugions dans les eaux à vif de nos parcours personnels. Comme dit souvent mon fils aîné : "dans les histoires des autres, nous sommes champions du monde" (cela ne vous rappelle-t-il pas un sauvetage amical, alors que vous étiez vous même au milieu du guet ?) Dans notre vie, quand nous saignons de nos blessures, nous tournons en rond comme un poisson dans son bocal, sans changer l'eau pendant des jours, nous buvons le bouillon ! J'ai pu, comme un marin d'eau douce, avec un certain succès, la déposer sur sa rive plus tranquille, moins abattue, presque prête à se pardonner les fautes qu'elle pensait avoir commises... Remettons nos pendules à l'heure, mon amie, ma sœur, pressons-nous, le temps s'agite dans nos cœurs et dans nos corps... Méfions-nous de nos pensées, elles nous accusent plus souvent qu'à notre tour, ne les laissons pas faire, ne les écoutons même pas, elles mentent... Gardons de la douceur, de l'espérance, de la confiance pour vivre doucement les dernières boucles de nos vies... Ne pleurons pas. Marchons, mon amie, écoutons les oiseaux...
Tout le long de l'eau, nous avons parlé
Tout le long de l'eau, nous avons parlé
Tout le long de l'eau, nous avons parlé
Alors seulement, quand presque tout fut dit, un peu consolées, rapprochées, nous avons fait la pause... Le soleil était au plus haut, nous avions trouvé un superbe banc de pierre, à chaque passant nous donnions du : bonjour, bon appétit ou bonne après-midi, bon printemps, selon les circonstances...
Elle avait dévissé la bouteille thermos, le café clair fut pris avec délice. Ensuite, nous avons visité la petite église de Saint-Martin de Chevreuse, construite et consolidée, changée, rafistolée du XIIe au XXIe siècle, elle en a vu de toutes les couleurs, mais au final, quand on en franchit le porche, on croirait qu'elle avait été terminée au temps du jugement dernier, rien n'avait bougé depuis, tellement les restaurations étaient parfaites...
L'église Saint-Martin, un joli pic dans le paysage
Un bel ensemble remanié de tous côtés
Trois petits tours, et nous partons à l'assaut des hauteurs, des creux et des bosses... Il faisait tellement beau le jour de notre promenade que nous ne pouvions croire que le terrain boueux nous ferait rebrousser chemin...
Pourtant, il a bien fallu, la pluie des jours derniers avait si bien détrempé le sol que nous marchions allègrement dans la gadoue, le nez sur nos chaussures crottées...
Les grands stères de bois
Nous ne sommes pas allées jusqu'à l'abbaye de Port-Royal des champs (il ne reste aujourd’hui presque rien de ce monastère fondé en 1204, témoin de l’histoire de l’abbaye de Port-Royal et du jansénisme). Nous y reviendrons par beau temps, bien sec depuis plusieurs jours... Avec plaisir !
En revenant nous avons vu des arbres jumeaux...
Les frères jumeaux
Je ne sais pas pourquoi, mon amie prit un chemin de retour plus long que ce qu'elle prévoyait, elle pensait à mon genou et me disait : Danielle, j'ai fait une bêtise, la gare du RER est encore loin, tu vas tenir ? Bien sûr, pas de problème, avançons, mais au carrefour de deux petites routes, une voiture s'arrêta près de nous et nous offrit ses services : je vous emmène si vous voulez, la gare n'est pas loin mais à pied, vous en avez pour un moment ! Notre ange gardien nous déposa au pied de la gare... Nous avions au moins 15 km dans les jambes, un bon thé, un sachet de paracétamol chacune (un pour le mal de tête de mon amie, et un pour mon genou) pris dans un bistrot accueillant nous remis sur nos quatre pattes...
J'ai gardé longtemps le souvenir de cette promenade et des mots que nous avions eus pour nous bercer... Nous consoler...
À la prochaine les amis, prenez soin de vous, la vie passe comme l'éclair !