J'en ai mis un coup, dé, fils, tambour, jubilation, tout m'est revenu, j'ai pris l'affaire à bras le corps, allez, laisse-toi aller, brode tout ce que tu ce qui te fait envie ! Ben dis donc, Danielle, "nous" n'avons pas fini d'en parler, de cette broderie !
Je me souviens de mes débuts en 1976, un abécédaire pris sur un modèle ancien dont je m'étais toquée !
Rien ne pouvait surpasser le temps consacré à la broderie, le travail de l'aiguille engloutissait tout : surtout la lecture, la promenade, il fallait que le B succède au A et ainsi de suite, j'y ai mis des fleurs, des oiseaux, des papillons et autres bestioles pour remplir toute la toile... La fille tenait le modèle d'un ouvrage de sa grand-mère, uniquement pour moi, pour me faire plaisir, elle avait reporté toutes les petites croix sur un papier millimétré, un travail de titan ! Dont je n'avais même pas conscience à l'époque, le soir, sous la lampe, elle se mettait à son chemin de croix, merci l'amie !
On ne peut pas vagabonder sur le point de croix, il faut toujours compter. Méditer non plus, il faut sans arrêt avoir des repères entre les trous, un travail d'enfer, faire et défaire sont les deux atouts de mon labeur... Jamais je ne m'énerve, ou si peu, allez, vas-y ma fille, le compte n'y est pas... Je pensais à Pénélope qui défaisait la nuit ce qu'elle avait fait le jour, pour éviter un mariage forcé, pendant l'absence d'Ulysse, ce héros tant attendu... Je pensais aussi à Jean-Luc Godard, qui avait mis dans son film (sublime) Le Mépris, une autre histoire d'Odyssée : en fait, Ulysse n'avait plus envie de rentrer à la maison, tenté par d'autres aventures, et Pénélope n'attendait plus son mari, qu'elle s'était mise à mépriser... C'est bien entendu la broderie, les ouvrages "de dame" en général, qui forcément creusent le sillon des contes, puisque un point à l'endroit ou à l'envers peut changer l'ordre et le sens des histoires...
Mes quatre torchons...
Mais il n'y a pas que mes torchons dans la vie, mon amie m'appelle, en colère, fébrile, peinée, secouée : tu te rends compte, il y avait l'enterrement aujourd'hui, Ah bon ! Oui, je l'ai su aujourd'hui alors que tout était fini, je voulais y aller, mais personne ne m'a prévenue ! Oui, je comprends ta tristesse, mais tu sais, moi je trouve que c'est bien que tu n'y sois pas allée, cent personne à l'enterrement, c'est pas très prudent en ce moment. Oui, mais je trouve qu'il n'y a plus de solidarité, pas de petit mot dans l'ascenseur pour prévenir tout le monde, un homme si gentil, si généreux que je côtoyais depuis cinquante ans, je connais sa femme, ses enfants et ses petits-enfants... Personne ne m'a prévenue, elle était folle de rage, triste surtout, triste de ne pas l'avoir suivi dans son ultime voyage... Va donc voir sa famille demain, apporte des fleurs au cimetière, fais comme tu aurais voulu faire... Son voisin du dessous, un peu plus de soixante-dix ans, venait de mourir de la covid-19, il est mort en pleine forme, personne n'a eu le temps de comprendre, mon voisin que j'affectionnais tant, tu te rends compte ! Bien sûr, je me rendais compte, je faisais tout pour apaiser mon amie, puisque l'enterrement s'était passé, sans elle ! Tu as bien fait de m'appeler, mais tu sais, c'est vraiment bien que tu ne sois pas allée à l'enterrement, ce n'est pas prudent...
Pour le voisin de mon amie, je lui dois bien ça, un homme si gentil, si aimé dans le quartier...
Mon primeur aussi m'a interpellée sur les discussions qu'il n'y avait plus dans dans son petit magasin : on ne parle plus ici, les gens âgés restent chez eux, les autres n'osent plus blaguer, rire, s'esclaffer, je vois bien que les choses ont changé, certains manquent à l'appel, je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. Le virus nous prenait tous à revers : mon ami, des temps plus heureux vont revenir, nous nous retrouverons dans votre très petite surface, patientons, ne nous perdons pas de vue. Dites-moi, mon ami, et les poésies que vous écrivez à vos moments perdus ? Je n'ai plus de temps à perdre... Il était très sérieux : si vous voulez faites l'animation du magasin à ma place, venez quand vous voulez... Mais j'avais ma broderie... Bientôt, l'ami, bientôt, mais je savais que ça ne viendrait jamais... Souvent je lui répétais : l'ami, où sont vos poésies, au dessus des fruits ou des légumes, ça ferait joli... Pensez-y, il courait tout le temps, de deux enfants il était passé à trois, le magasin ne désemplissait pas, un jour vous allez devenir le plus riche du quartier, il a ri, haussé les épaules... Mon primeur n'était pas de bonne humeur...
Avec la voisine, nous regardons par nos fenêtres avec intensité, rien ne lui échappe car elle sort moins que moi, quelque fois elle me raconte des histoires à dormir debout, les planques, les deals, les allées et venues des guetteurs, mais je dois bien me rendre à l'évidence, elle a presque toujours raison... Ma voisine a l'œil, et le bon ! Mais c'est la faute au virus, il n'a qu'à nous laisser tranquilles à la fin, on voudrait bien baguenauder dans Paris, dépenser nos sous pour des babioles, inviter notre famille à dîner, visiter nos amis, chanter dans ma chorale, voilà presque un an que je n'ai pas dit un Do !
J'en ai marre de la réclusion, mais comment faire autrement, aux État-Unis ça frôle les 500 000 morts, presque autant que pour les deux guerres mondiales (521 500 morts selon Wikipedia)
Bon, je mets mon masque, j'emporte mon gel, et je dis bonjour à ma voisine, de loin, sur le palier...
Le printemps arrive, je vais bientôt pouvoir revisiter les alentours, appareil photo en bandoulière...
De loin, je vois déjà le nid de corneilles intact, prêt à reloger du monde...
De près...
Mes amis, à très vite, restez prudents en attendant le printemps... Je vous embrasse chaleureusement...