Claude Lévêque, vapeur et néon
Aucune envie de faire le reste du chemin à pied, je vais prendre l'autobus, il va bientôt arriver. Assise sur le banc, je vais attendre patiemment.
Il fait chaud, quel temps !... Fait la dame âgée à côté de moi, et c'est avec une voix toute ordinaire que la jeune femme, la quarantaine tout juste, qui fumait avec application sa cigarette lui répond : oui, il fait chaud, mais vous verrez, dans l'autobus il fait bon. Venez vous asseoir, lui dit la vieille dame, il reste une place (je m'étais aussitôt poussée d'un cran)... Non non, je fume ! Et elle rejeta une belle fumée grise par le nez, par la bouche, elle était blonde, un peu forte, souriante...
Je n'arrive pas à m'en passer, j'ai plusieurs fois essayé, mais je deviens mauvaise, je dis des gros mots, je vous assure, je deviens une teigne, je ne peux pas... La cigarette se consumait tranquillement... Mais c'est de la faute des adultes si je fume ! Vous avez raison, dit la dame aux cheveux blancs, sans savoir vraiment de quoi il retournait : oui, quand j'étais plus jeune et que j'allais dans les boîtes, on nous proposait des cigarettes, plein de cigarettes, c'est comme ça que je me suis mise à fumer, si je n'étais pas allée danser, je n'aurais pas fumé... Maintenant c'est interdit de fumer dans les boîtes, c'est bien...
Vous avez raison, dit la vieille dame, mon mari fumait aussi...
J'ai de la bronchite, ça commence à m'inquiéter... Elle ouvrait ses grands yeux bleus et souriait tout le temps, la main sur sa hanche ou relevant ses cheveux qu'elle envoyait en arrière. Je suis vraiment odieuse quand je m'arrête de fumer, quand j'allais dans les boîtes, tout le monde fumait, c'est dangereux, on rencontre n'importe qui, ils mettent quelque chose dans votre verre et hop ! Vous ne savez plus ce que vous faites..
Ça m'est arrivé à moi, ils avaient mis quelque chose dans mon verre, ils étaient deux, j'ai rien vu, rien senti, je me suis réveillée, j'savais plus où j'étais, ce qui c'était passé... Je prenais la pilule déjà, j'ai pris la pilule du lendemain pour être sûre, on ne sait jamais...
Claude Lévêque, néon et vapeur
Elle racontait le plus naturellement du monde son viol... Vous avez raison, vous n'avez rien eu après ? Non, ils avaient mis des préservatifs, je ne savais plus où j'étais mais j'ai vu ça qu'il y avait des préservatifs à côté... Elle voyait bien que je la regardais et que j'écoutais tout ce qu'elle disait sans rien dire, nous étions là à attendre l'autobus, il faisait chaud...
Quelle triste histoire, dit la vieille dame... Oh ! Mais vous savez, j'ai fait une thérapie et j'ai tout effacé, la thérapie ça efface tout... Elle a fait un grand geste de la main qui efface tout... Mais depuis, j'arrête pas de fumer, j'ai jamais pu m'arrêter...
L'autobus est arrivé, nous sommes montées toutes les trois en ordre dispersé, je repassais dans ma tête chaque mot... Je voyais la jeune femme entamer la conversation avec une autre dame, détendue, souriante, j'étais trop loin pour en saisir le sens... Le beau temps, sans doute !
J'avais été le témoin involontaire d'une histoire lamentable, dite en quelques minutes avec le sourire, dans un nuage de fumée grise...
Claude Lévêque, néon
10 commentaires:
Je suis la première à commenter... Encore une histoire un peu sordide. Comme c'est étrange. Chacun vit les choses à sa façon. L'une restera marquée à vie, et l'autre se montrera plus résiliente. Qu'est-ce qui explique la différence dans ces attitudes face à une situation odieuse? Je donne ma langue au chat...
dramatique...triste...
Terrible histoire dont tu as été le témoin involontaire mais attentif...
En apparence tout allait bien pour elle ,je dis bien en apparence ...parce que des horreurs pareilles marquent la personne à vie ,forcément. Elle n'a pas le choix de toutes manières que de vivre avec !!!
Cela me fait frémir ...Heureusement sa thérapie l'a aidée.
Marie-Josée, même si tu donnes ta langue au chat, il ne pourra pas te donner la réponse...
C'est vrai que j'ai été frappée par cette personne qui "semblait" vivre sans outrage, seulement imprudente disait-elle, mais si jeune...
J'ai pris beaucoup de recul par rapport aux "théories" thérapeutiques, j'ai appris en écoutant les gens, en vivant moi-même que la vie était cassante, certains réussissent à recoller les morceaux, d'autres moins bien... Il y a tant de facteurs qui concourent à la faillite ou au succès d'une vie...
Cette jeune femme m'a épatée...
Grosses bises Marie-Josée, à tout bientôt.
Elfi, oui, dramatique sûrement, triste aussi, mais tu vois, cette femme pouvait en parler à des inconnues avec le sourire, j'avais l'impression qu'elle n'en voulait à personne, bizarre non ?
Bises du soir.
Brigitte, exact, involontaire mais attentive, curieuse aussi comme toujours. C'est vrai ce que tu dis elle n'a pas le choix, il lui faut vivre avec...
Sans doute sa thérapie l'a aidée, mais tu vois quand d'un grand geste du bras elle a dit "la thérapie efface tout" j'ai eu l'impression qu'elle n'y croyait pas, moi non plus...
Bise du soir Brigitte.
Moi non plus, je ne crois pas à ces paroles au sujet de la thérapie, elle n'efface rien, elle aide seulement à vivre avec et c'est déjà beaucoup;
Par contre qu'elle puisse parler si facilement de ce qui lui était arrivé me surprend, car en général ces personnes là sont envahies d'un sentiment de culpabilité ...
Très jolies photos des néons et j'aime celle du serpentin
Bises du matin et belle journée
Oui, c'est vrai Brigitte la thérapie ça aide...
La liberté de ton qu'avait cette personne était incroyable, elle traitait ça comme une affaire courante...
Ces photos je les ai faites en Avignon, chez Lambert qui présentait ses collections personnelles, j'aime beaucoup le travail de Claude Lévêque...
Bises du jour.
bonjour :)
pour ma part, je dirai que la "digestion" ou non des choses et des histoires vécues vient de toute une imbrication de données entremêlées : l'enfance certainement, la vie en général, le caractère de la personne et sa nature, comment elle peut évacuer une persécution ou pas.
devant cela, nous sommes bien impuissants, et souvent nous réagissons instinctivement.
pour ce qui est de cette jeune femme, tant mieux si elle a pu, par une thérapie, effacer cet événement lamentable et honteux, mais c'est rarement le cas et on traine souvent toute sa vie son sac à dos trop bien rempli... Bravo à elle.
Chère Amélie? Oui, je partage tout à fait votre point de vue, nos histoires de vies sont le résultat de causes multiples... Les digestions sont plus ou moins faciles... Cette jeune femme semble bien s'en tirer.... Bravo à elle oui...
À tout bientôt...
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