mercredi 8 février 2012
À peine entrevue, déjà disparue..
Rien ni personne ne peut imaginer le chagrin, la douleur ressentis quand je l'ai revue et entendue.
Nous nous sommes retrouvées, à la fin d'un beau spectacle, dans un petit théâtre parisien, trente cinq ans après nous être perdues de vue. Elle avait été mon amie de jeunesse, d'adolescence, mon témoin de mariage, nous nous suivions de près, nous habitions à deux pas l'une de l'autre, Paris était à nous, nous nous passionnions pour le cinéma, le théâtre, les arts en général, la politique aussi nous intéressait, vous pensez bien que le monde ne pouvait pas tourner rond sans nous... Nous avions réponse à tout, nous voulions tout savoir. Nous prenions tout au sérieux. Nous riions beaucoup aussi, j'avais un rire de grelot... Qu'elle aimait.
On se promenait bras dessus bras dessous, et patati et patata, nous étions d'accord sur presque tout, à cet âge on est d'accord avec tous ceux que l'on aime...Pendant qu'on les aime.
Après je me suis mariée, elle en fut un peu triste, ne t'inquiète pas, notre amitié durera toujours... Nous nous suivions de loin en loin, tu vas bien ? Téléphonons-nous très vite, et puis le temps passait et repassait... Nous nous téléphonions de moins en moins et puis, plus du tout...
J'ai eu des enfants et nous avons tous continué de grandir séparément, chacune de son côté, sans s'oublier et sans se voir.
C'est pas possible, toi ! Inouï, incroyable, comme la vie est faite, tu imagines, nous retrouver là, nous reconnaissant immédiatement, mais oui, je t'ai vue tout de suite, je me suis dit : je vais attendre la sortie... Comme tu as bien fait, moi je ne t'avais même pas aperçue, il y a beaucoup de monde... Ton rire est toujours le même... Elle avait reconnu à l'instant,mon grelot...
Tu as mon adresse ? Mon téléphone ? Tu as une adresse électronique ? Tu n'en as pas ? On a sorti les bouts de papier du fond du sac, les petits carrés de rien du tout, tout froissés, tiens, juste là, j'ai noté son adresse avec le numéro de téléphone, on s'appelle, bien sûr, on s'embrasse, on se sourit encore, inouï, incroyable, si j'avais gardé mon grelot, elle avait encore tout ce que je connaissais d'elle.
Comme la vie est faite quand même, après tant d'années, être ensemble à nouveau, comme si de rien n'était, n'avait disparu, n'avait existé, pourquoi ici ? Je n'en revenais pas, je me suis dit : ce coup-là je ne laisse plus le temps passer. Nous aurons tellement de choses à nous dire, on va faire défiler les générations, aurons-nous raison ensemble ? Avons-nous fait le tour du monde ? Qu'avons-nous fait de nos vies ? Où en sommes-nous aujourd'hui ?
Je l'ai regardé partir, nous étions en décembre, on s'appelle très vite, nous l'avons dit en même temps... Les yeux grands ouverts, nos sourires aux lèvres, jamais nous ne lâcherons nos fils, on se tiendra encore le bras, Oh ! les beaux jours !
Pas de problème, avec joie, je viens manger chez vous... J'avais appelé pour prendre ce cher rendez-vous, note bien la station de métro, oui c'est ça, c'est à cinq minutes à pied, ne t'inquiète pas, je trouverais... Surtout ne faites rien exprès pour moi, je mange comme un oiseau, tout simple, tout simplement, je veux être avec toi pour entrer dans nos conciliabules... Nous avons tant de choses à nous dire.
J'ai pensé aux fleurs : fait trop froid... Un gâteau ? Non, il y en aurait un, je vais apporter un petit objet que j'ai fait moi-même, un pompon en perles de Venise, c'est trop beau de se revoir, des fleurs ça va pas être assez, le pompon ça sera bien, pour ma meilleure amie, on ne compte pas quand on aime...
Elle était venue me chercher à la station de métro, le vent s’engouffrait dans nos manches, elle mit son bras sous le mien, et immédiatement je retrouvais cette sensation que je gardais d'alors, quand nous restions accrochées par le bras pour une dernière idée, une chose importante à dire, juste avant de se quitter, ça s'est fait naturellement, je me disais comme c'est bien... C'est là que tu habites, quel bel immeuble, je trouvais des qualités à tout, magnifique, en plein Paris, un peu sur les hauteurs, pas trop haut, on pouvait monter à pied même en cas de panne d'ascenseur...
Arrivée, mes souvenirs revenaient petit à petit, la table était ici, une grande table rectangulaire... Exact, nous l'avions, me dit son amie, j'étais venue ici une seule fois depuis trente-cinq ans et puis nous avions laissé filer le temps, faisant autrement les choses de nos vies... Nous avons fait le tour des trois pièces, j'y voyais des souvenirs accumulés, des photos épinglées, des livres, des objets, tant d'objets et deux chats. Mon pompon fit de l'effet, c'est joli et hop ! (...) Tout de suite accroché à un bouton d'armoire... Des perles de Venise !
Champagne ! J'ai pris de l'eau comme je fais d'habitude, mais je participe entièrement aux bulles des autres, je trinque avec l'eau de source, nous étions bien là, à revenir sur nos pas (...) T'en prends pas, tu veux du jus de fruit, de l'eau ? Tu es sûre ? Je ne bois jamais d'alcool, c'est mon vice.
J'ai vu très vite que mon amie de jeunesse, traînait sur les souvenirs, passait allègrement d'une situation à l'autre sans poser de question (...), allez, à la bonne nôtre, à nos retrouvailles, j'ai attrapé une petite tranche de pâté en croûte, je faisais honneur, on allait bien rester tout l'après-midi à tout rassembler (...)
Notre conversation allait d'un bord à un autre, au gré du mouvement de l'eau, comme sur une barque qui tangue un peu à droite et puis un peu à gauche, au bout d'un moment j'avais l'impression de naviguer sur un grand océan, une pagaie à la main (...), pas de vagues, pas de houle, une mer d'huile, je tournais en rond, seule au milieu des poissons... Le ciel me tombait sur la tête... J'avais répondu à toutes ses questions qui n'étaient pas très nombreuse, j'avais répété encore... Je la regardais de touts les côtés, je lui demandais beaucoup, elle répondait très serré en mots, les uns à la place des autres, je trouvais qu'il en manquait beaucoup (...)
Allez, on passe à table, j'avais fait le point sur presque tous les membres de ma famille, et oui, déjà cet âge-là ? Mais je sentais bien que je touchais le fond, je m'enlisais un peu dans les mises à jour familiales (...) Le décompte me faisait penser à la checklist, aux notes de bas de pages dans un livre qui apportent quelques précisions, à un abrégé de la réalité, il n'y avait pas de retour, du genre : ah bon ! Raconte, précise, mais encore, mais dis voir, au fait ? Tu ne me dis rien sur (...)
Du foie gras, vous avez fait des folies, tu boiras bien un verre de vin ? Non, non, de l'eau, ne te fais pas de soucis, j'adore l'eau uniquement. Mais dis-moi, je peux te poser une question qui me taraude, quand as-tu su que tu étais homosexuelle ? J'étais allée droit au but, vous vivez depuis quarante ans ensemble, c'est magnifique ! Mais pas du tout, nous ne sommes pas homosexuelles, grand Dieu non ! Pas possible, tu sais que pendant plus trente ans je pensais que tu vivais avec ton amie, en amie de cœur. Non, absolument pas, nous vivons comme des amies, certes, nous partageons, achetons tout ensemble mais nous gardons notre autonomie, nous n'avons jamais rencontré de problème qui pouvait diviser notre vie. Nous ne sommes absolument pas un couple marital, nous vivons en amies un point c'est tout, aucun problème. Je les ai félicitées d'avoir su inventer une union qui les rendait heureuses, vraiment très original, bravo les filles, vous avez su fabriquer votre belle entente, encore une belle aventure humaine qui connait un magnifique parcours (...) Mais tous les mots qui racontaient le beau parcours avaient été dits par son amie, ses mots à elle étaient là pour la forme, ils ne renfermaient rien de plus que la forme (...) Manquaient les points et les virgules, les accents graves et les aigus (...) Les mots avaient perdu leur profondeur, on ne voyait rien de l'intérieur, orange, voulait dire seulement : fruit, il avait perdu d'un seul coup son goût, sa couleur, son odeur, le ciel bleu, le soleil, vous aviez beau le retourner dans tous les sens, il disait fruit, sans rien autour (...)
Avec ma pagaie, sur l'océan, je tournais en rond...D'accord, j'étais donc restée avec une fausse idée de la vie de mon amie pendant plus d'un demi siècle... Vite, je change tout de suite d'idée, je vais de son côté, il me manquait pourtant des pièces au puzzle (...)
Mon aventure aquatique dura, dura, je pataugeais dans l'océan...
Nous étions toujours à table, mais rien ne s'y passait, nous sommes pourtant arrivées aux voyages, elles me disaient être allées au Vietnam, au Brésil, en Afrique du sud, en Chine... Mais c'est seulement du Vietnam dont mon amie se souvenait, uniquement du mot (...) sans impressions précises, sans soleil couchant... J'avais tout compris, depuis un petit moment déjà j'avais eu envie de partir, fuir, pleurer seule dans un coin, oublier, déserter, ne plus jamais revenir, remonter le cours de mes années sans elle, surtout sans elle. Vite, je dois m'en aller, ne plus vivre ce cauchemar, prendre mon manteau et courir loin...
Je la regardais mon amie, parler avec les mots sans relief, sans cesse répétés, ses mots décor n'étaient plus remplis de sensations, disparus les images, les gestes qui accompagnent les couleurs des bois, des forêts, les vastes étendues du monde, les ribambelles de petits cailloux que l'on ramasse sur les chemins des voyages et qu'on rapporte dans les yeux, le nez, les oreilles, les paroles dorées par tous les soleils couchants... Envolées, évaporées, disparues (...) les paroles ignorées (...) Pour elle, un seul mot suffisait pour évoquer les splendeurs de l'Asie, un seul mot ressassé, juste le mot du pays visité, et puis très vite oublié entre la poire et le fromage... Nous sommes bien allées au Vietnam ? La Chine aussi, c'était bien ça ? Oui, je te l'ai dit déjà, disait en écho son amie... Deux mots pour tant de kilomètres carrés (...) Tu boira bien un peu de vin ? L'eau ne s'était pas changée en vin, mon amie continuait sur sa lancée (...)
J'avais envie de sauter par dessus tout ça, de retourner dans l'autre sens, j'étais seule au milieu de l'eau, je barbotais lamentablement, l'océan s’agrandissait, ma barque de sauvetage était un point sur l'horizon... Partir, partir d'ici, au plus vite.
Mon amie n'avait plus de mémoire (...) Elle se soignait depuis longtemps, mais les mots ne revenaient pas (...)
J'ai terriblement compris qu'elle pouvait encore rester sur des impressions vagues, au tableau noir de sa mémoire l'éponge effaçait lentement l'amitié, l'amour, le sable et l'eau, les poissons sans doute, le champagne, et demain ? Comment fera le vent léger sur son passé ? (...)
Elle a regardé sa montre furtivement, je me suis dit, elle fatigue, je vais prendre congé, pourquoi c'est comme ça, pourquoi, pourquoi, j'ai mal, je pleure... Nos beaux souvenirs, je vais être seule bientôt à me les rappeler.
Et notre présent ? Il sera comment ? Entre elle et moi, c'est fini ? Nous avions tant de choses à nous dire (...) À la place de ses mots il y avait de l'eau, des larmes dans mes yeux...
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10 commentaires:
Le corps "s'estompe" à ses dépends. Le temps ne nous fait pas de cadeau, cette enveloppe charnelle que nous avons connue si vive se rétrécie, se plie, se sèche, les éléments exposés souffrent malgré nos soins. Mais il reste l'esprit,si éveillé, joueur et curieux, la mémoire album des beaux jours et des moins bons.
Lorsque ceux ci s'éloignent inexorablement, c'est la peine pour soi-même si on en est conscient, encore plus éprouvant pour l'entourage qui visualise cette erreur de parcours, en souffrant d'autant plus devant la dure réalité.
Chère Danielle il est bien que vous en ayez écrit ces quelques mots d'amitié, si sensibles et émouvants,que vous nous livrez avec tant de spontanéité et d'amour.
On ne peut en prendre que son partie, malgré la révolte qui gronde intérieurement, avec la sagesse qu'on recherche en nous, et ne se rappeler que des instants de douceur, de rire, de complicité, les souvenirs d'une jeunesse que l'on a eu la chance de partager.
De tout ccoeur avec vous si cela peut vous soulager un tant soi peu...
Martine de sclos
Merci Martine pour vos mots si doux, c'est vrai cette découverte avec mon amie fut pour moi une blessure qui n'est pas prête de guérir...
Les mots qui manquent manqueront toujours.
Merci pour les vôtres.
Bises du matin tard.
C'est terrible et je suis très émue à la lecture de ton texte ...
Je comprends la blessures et tous ces mots manquants...
A bientôt
Dis-moi, Danielle, je ne suis pas certaine de t'avoir bien comprise...Ton ancienne amie est-elle atteinte des premiers stades de la maladie d'Alzheimer ou souffre-t-elle d'une déficience de la mémoire reliée à l'âge? Tu me diras, au demeurant, que le résultat a pour toi été le même, et je suis désolée de ta peine...
Un très léger baume : comme je te l'avais dit, j'ai commencé mon cours sur Proust en lisant ton texte, et mes étudiants ont bien écouté, la bouche légèrement entrouverte.
Je ne sais pas si c'est parce que, cette année, je suis davantage portée par les échanges que j'ai avec toi et avec Françoise au sujet de mon écrivain favori, mais il me semble que je leur présente les choses avec plus de ferveur, et qu'ils ont l'air moins endormis que d'habitude.
Un grand merci, en tout cas, pour eux et pour moi!
Prends bien soin de toi!!!Je t'assure que, lorsqu'on se verra à Paris ou à Montréal, chaque mot sera bien habité de tous ces échanges par-delà l'océan.
Bonne fin de semaine
Merci Brigitte, les mots me manquent un peu ces jours-ci, moi aussi.
Bises du matin.
Oui, Marie-Josée le résultat a été le même pour moi, je n'ai pas posé de question sur la maladie, j'ai perçu les trous, les questions répétées, les vides au fur et à mesure de ma visite... Depuis, je n'ai pas de nouvelles... Mais je ne sais pas si j'en veux...
Pour tes élèves, c'est formidable d'avoir un prof qui défend son auteur avec passion, espérons qu'ils seront gagnés par ta force et les nôtres...:-)))
J'en suis ravie.
Marie-Josée à tout bientôt. Bises fortes du matin.
Oups! comme souvent c'est bouleversant! je suis chamboulée et ce n'est pas souvent quand je lis! merci pour ce partage Danielle bises en ce Dimanche.
Chère Dominique, merci de ce beau partage d'émotion...
Bises du soir à toi.
Mais que s'est-il passé ? En fait, ayant lu ton article, très émouvant, je me suis dit "cette amnésie, cet éloignement, ce ne sont qu'effets de l'indifférence et de l'incapacité d'être vrai, une terrible mais tellement fatale hypocrisie sociale, et l'incapacité de retrouver sa jeunesse, que toi, Danielle, tu as conservée. Je n'avais pas suspecté une maladie d'Alzheimer, mais plutôt des radotages mondains comme on en croise tant ... puis lisant Marie Josée, je me suis dit que je n'avais rien compris.
A cela s'ajoute, quoiqu'il en soit, l'impossibilité de ressusciter le passé, les connivences et les complicités.
Finalement peut-être ne sais-tu pas vraiment si cette amie a perdu la mémoire ou pire, si elle était devenue incapable de penser autrement qu'autour de son nombril.
Chère Michelaise, en fait je pense vraiment que mon amie est en train de perdre une partie de sa mémoire... Nous n'avons jamais évoqué de nom de maladie... Mais elle était présente tout le temps pour moi.
Je trouve vraiment bien aussi que mon texte ait pu être interprété de façon différente...
J'ai moi-même du laisser de la place pour cela...
Merci Michelaise d'être repassée, merci.
Bises du soir.
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