"Bonnes vacances !..." Et elle me tendit un livre de poche, tout lu, relu, tout usé, tout feuilleté... Ça devrait te plaire...
Je partais pour l'été, un mois de vacances, au bord de la mer. j'avais depuis longtemps l'âge de raison, mais j'étais encore dans mes jeunes saisons.
Je me souviens de son oeil clair et brillant, elle fumait beaucoup et ses nuits sans sommeil les rendaient encore plus ardents... D'accord, je vais lire ça et je te raconte en rentrant...
Ces images du livre, au bout du bras tendu, du sourire et des yeux ardents, me restent pour toujours comme celles du début d'une vie nouvelle... Tu verras, ça devrait beaucoup te plaire... Un sourire complice accompagnait la recommandation, nous avions eu tant de conversations entre nous, elle connaissait un peu mes pensées de jeune femme, moi j'admirais son trajet d'artiste peintre, son énergie, son courage, nous avions une grande différence d'âge et tout ce qu'elle me racontait d'elle me passionnait, tous ses projets grandissaient en moi à chacune de ses paroles, elle fut cette personne qui me transmit une des choses essentielles à ma vie... Je ne le savais pas alors, dans ce temps-là il y avait juste la confiance et l'amitié qui passaient entre nous.
Depuis longtemps déjà nous étions les meilleures amies du monde, nous ne comptions plus les heures de bavardage, les heures de souvenirs murmurés pendant de longues soirées. Quand j'y pense aujourd'hui, je la revois toute entière dans ses volutes de cigarettes, les mots précieux à la bouche, moi je commençais tout juste à fumer, c'était mon amie, elle avait vingt ans de plus que moi... Un accent étranger inimitable, familier, elle était grecque, expatriée volontaire d'un pays qu'elle ne supportait plus, c'était la guerre entre elle et lui.
Elle était mon exilée préférée, parlait français comme un poète, avec des mots choisis et colorés comme sa palette, j'étais son auditrice infatigable, elle m'a donné à lire des histoires fabuleuses, jamais je ne l'ai oubliée.
Nous cheminions dans ses histoires, dans ses pas, de soir en soir, moi je grandissais aussi, j'étais une débutante de la vie, elle me racontait... À un moment de la soirée, il y avait l'instant du café, qui laissait au fond de la tasse un marc doux comme du sable, où on pouvait lire les pensées... Cette odeur de velours noir qui vous enveloppe des pieds à la tête prenait le coeur aussi, j'adorais le rituel du dosage de la poudre dans la petite casserole à long manche, du sucre, une belle flamme, un glouglou, il fallait laisser reposer... C'était tout !
Cet été-là, juste avant de partir, j'étais venue la voir pour le baiser estival... Tiens, prends-le, ça va te plaire...
Arrivée sur le lieu de mes vacances, j'ai défait mes valises et j'ai ouvert le livre : Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : "Je m'endors." Vous imaginez la poésie, ceux qui ont lu Marcel Proust et qui l'on aimé le savent, on en rêve tous. Souvent j'ai rencontré des lecteurs indifférents, qui détestaient même... Comment est-ce possible ? Ça l'était !
Le livre tendu au bout du bras : Du côté de chez Swann était le premier volume de l'oeuvre principale de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, qui en comporte sept. Voilà, j'étais partie, c'était ma première fois avec cet auteur. À l'époque je lisais vite, trop vite, j'avais bien senti qu'il me faudrait y revenir, je ne comprenais même pas tout, j'étais dans le coeur du temps passé et repassé au cours des mots, dans un temps inexorablement vivant et magnifiquement écrit, Marcel Proust à la pointe de son stylo donnait du monde, de son monde intérieur, des images inoubliables, aussi précises que celles perçues dans le miroir de son esprit, fidèles à ses vibrations et aux battements de son coeur. Il nous embarquait dans la mémoire de ses sentiments, l'amour, la jalousie, la terreur, la passion, la fascination... Et l'art, qu'il aimait par dessus tout, un peu d'art en plus, disait la grand-mère du Narrateur quand elle parlait des cartes postales qu'elle lui envoyait de ses voyages... Les cartes postales sont restées pour moi un peu d'art en plus et plus d'une fois, en faisant valser le tourniquet pour en choisir une, je pense à Marcel et sa grand-mère...
J'étais jeune alors, encore trop jeune, mais j'avais bien reconnu que j'étais tombée sur une oeuvre majeure qui allait me coller à la peau, qui m'allait bien, qui me convenait. À cette époque-là, j'essayais de me hisser à son niveau, car cette découverte, je l'avais faite seule au bout du bras tendu de mon amie... Jamais je n'avais entendu parler de Marcel Proust, ni dans le milieu où je vivais, ni dans ma scolarité, pas perchée bien haute.
Je me disais même : il est formidable cet auteur, il est énorme, je ne savais même pas qu'il était connu à ce point, que le monde entier parlait de lui dans toutes les langues, connu aussi dans les Universités, on en parlait dans les milieux littéraires, il y avait des tas d'associations, les amis de Marcel Proust, ma voisine peut-être ?... Partout, partout, non, moi je ne savais rien sur le moment, tout le temps qu'a duré la lecture, je suis restée seule avec lui. Un jour, mon isolement prit fin, j'entendis à la radio une émission sur Marcel Proust et toute ma naïveté s'écroula d'un coup, ah bon ! Marcel Proust n'est pas seulement à moi ! Je n'ai rien découvert du tout, je suis même à la traîne, terriblement derrière, j'ai fait semblant de rien, j'ai lu tout, tout ce qu'il avait écrit, je n'ai raconté à personne que c'était seulement le bras tendu de mon amie qui m'avait fait un cadeau connu de l'Univers.
Je ramais comme une amoureuse timide : comme c'est beau, comme fait-il, comment ça marche, comment peut-on écrire à ce point les tous petits regards portés sur presque tout, avec autant de beauté, autant de sensibilité et autant de talent ?... Pour chaque page achevée, restait un petit regret : déjà !
Plus tard, j'ai toujours gardé Marcel sous le bras, quelques fois même je posais la question : tu as lu La Recherche ? Non ? Quelle chance, tu vas pouvoir t'y mettre, c'est le bonheur assuré...
Beaucoup plus tard, j'ai relu les sept volumes, et j'ai découvert tout ce qui m'avait échappé, mais il en reste assez pour recommencer... J'ai compris l'expression : avoir un livre de chevet, tu peux l'ouvrir à n'importe quelle page, tu plonges dedans, tu es heureux. J'avais même poussé le vice jusqu'à garder un livre à vue, sur ma table de nuit, j'essuyais la poussière qui le recouvrait quand je ne trouvais pas le temps de le feuilleter, mais pour rien au monde je ne l'aurais déplacé... Je comprenais mieux l'exposition des portraits de familles dans des cadres en bois doré, argenté, en carton bouilli, ou en verroterie... Le souvenir c'est sacré, quand on l'a décidé.
Comme je n'avais pas de propriété, pas de grenier, pas de lac aux oiseaux, pas de chemin à moi, j'allais chez Marcel Proust pour me fabriquer des souvenirs, des châteaux sur l'eau, des soirs sans dormir comme lui...
Quelque fois même, je pense à cette oeuvre et j'ai tout de suite les larmes aux yeux... Tant d'heures passées ensemble, tant d'émotion, tant de pages tournées sans cesse pour découvrir un univers si étranger à ma vie et pourtant si semblable au mien. Car une oeuvre qui entraîne si loin le lecteur dans le dédale des sentiments éprouvés, en lui livrant cette richesse littéraire incroyable, lui donne aussi les moyens d'approfondir sa propre vie, sur d'autres modes, dans d'autres lieux, de vivre l'instant présent, le souvenir de tous les instants avec intensité et même créativité.
Pour démentir ce que je viens d'écrire, j'ai cessé pendant de longues année de lire le moindre roman, rien, personne, aucun auteur à part lui ne me donnait envie de lire, j'avais puisé dans la splendeur de Marcel Proust l'impossibilité d'aller voir ailleurs, d'aller plus loin...
Un jour pourtant, j'ai pu ouvrir un autre livre, et puis un autre, et puis un autre, et...
14 commentaires:
Tu es mûre pour Proust Musicien.
Reçu en cadeau pour Noël,depuis j'ai fait de nombreuses adeptes
Bonne journée
Un superbe témoignage sur l'émotion littéraire, ce qui nous a construits et ce qui imprègne ensuite nos idéaux et nos rêves. Magnifiquement écrit Danielle
Oui Danielle, je confirme les propos de Françoise.
Votre texte est si bien écrit, empli de vos émotions et de vos " dédales des sentiments éprouvés"
Un billet dont je me souviendrait parfaitement, c'est émouvant ce que tu écris Danielle, tes mots sont si justes. Une amie qui s'exprime "avec des mots choisis et colorés comme sa palette" t'a ouvert le chemin qui mène à l'univers de Monsieur Proust et tu t'en souviens...
Moi c'était Melle Péguy, au lycée Marie Curie, en seconde A qui m'avait donné envie de le lire et depuis je l'ai gardé tout près de moi...
Belle journée à toi !
Bon. Tu ne savais pas que cela t'arriverait un jour, mais, c'est décidé à moins que tu me l'interdises : tu vas faire ton entrée dans une classe du Cégep de St-Laurent à Montréal.
J'ai déjà évoqué ta virée à Carnavalet, mais, sans te nommer explicitement, en parlant d'une dame dont je suis le blog, mais là, je vais afficher et lire ton texte en classe en manière d'introduction à mon premier cours sur Proust la semaine prochaine.
Ce sera une façon de dire : «Regardez! je ne suis pas la seule hurluberlue hors d'âge qui apprécie cet auteur illisible. Il y a d'autres personnes qui le lisent, l'aiment d'amour et qui ont, de plus, commencé à le lire à un âge pas si éloigné du vôtre... Voyez! Votre professeur est peut-être un peu folle, elle en convient fort bien, mais pas à ce chapitre!"
Voilà ce que je vais leur dire avant de lire ton très beau texte!
Merci donc pour cette entrée en matière : je te tiens au courant des réactions!!!
J'avais oublié ceci
Bonne écoute
Françoise merci je vais écouter et lire de fond en comble :-)))
Merci fort et bises fortes aussi.
Michelaise, quelle joie ce partage, tes échos et les autres... ça tintibule dans mon coeur.
Merci 1000 fois Michelaise, bises du soir...
Bonsoir Miss, je suis contente que vous soyez là aussi pour le partage.
Comment dire merci encore ?
Bises du soir.
Enitram, nous avons donc nos "demoiselles" qui nous donné à lire, quelle chance nous avons eue.
Bises douces du soir.
Marie-Josée, moi jamais, jamais je ne l'avais espéré : rentrer en classe du Cégep du Saint Laurent, tu penses bien, c'est trop d'honneur et de joie !!
Merci Marie-Josée, tu peux y aller tant que tu veux, si je pouvais avec toi leur mettre des étoiles dans les yeux et dans le coeur !!!
Vive les hurluberlues si sages, si raisonnables d'aimer avec passion...
Je t'embrasse très fort.
Ah! ! les rencontres si importantes dans une vie, elles ouvrent des portes vers des mondes jusqu'alors inimaginables.Le premier vrai contact avec Monsieur Proust, il n'y a pas si longtemps, à petite dose, je suis une lente dans la vie pour découvrir, apprendre et apprécier. Merci pour ce superbe billet.
Chère Bretonne, merci d'être passée, la lenteur est une qualité, il faut prendre son temps... Vous allez vous régaler avec Marcel, bonne poursuite de lecture...
A tout bientôt.
Enregistrer un commentaire