La grande vague de Kanagawa - Okusai
L'autre soir, dans la petite église qui se trouve juste en bas de chez moi, nous donnions un concert avec ma chorale conjointement avec un chœur voisin de notre ville. Rien de bien extraordinaire jusque-là, mais ce soir-là nous avions dédié nos chants à notre "ancienne" choriste qui partait en maison de retraite. Nous nous demandions si nous allions pouvoir chanter, tellement nous avions le cœur gros. Cette femme formidable partait malgré elle, ayant de grandes difficultés maintenant pour rester seule chez elle. Elle était de notre chœur depuis le début, peut-être 25 ans et même plus... Jamais elle n'avait oublié une seule répétition, quand il lui était arrivé de manquer, nous nous demandions : mais où est Jeannette ? Est-elle souffrante, un ennui, un empêchement majeur ? Nous nous engagions tout de suite à lui téléphoner pour en être informés...
Souvent ces dernières années, dès les premières absences, quand elle restait trop longtemps sans nous donner de nouvelles, je l'appelais pour tout savoir ... Souvent nous avions parlé de ce que la vie avait de cruel : très/trop tôt au travail, un fils très malade, des soins de tous les instants nécessitaient tous les jours sa présence auprès de lui. Jeannette assurait comme un petit soldat la bagarre perpétuelle avec les difficultés de sa vie, jamais une plainte, jamais un regret, jamais une mauvaise humeur, Jeannette était comme une cuillère de miel, mais nous savions tout ce qu'elle affrontait, supportait avec le sourire, nous l'admirions...
Le Mont Fuji - Okusai
Le temps a passé à chanter, à jouer, à danser dans des spectacles composés spécialement pour nous, nous en avons vu de toutes les couleurs, c'était le bonheur... Nous avons eu peur, nous avons eu le trac à faire claquer nos genoux, mais nous avons chanté... Nous avons voyagé tous ensemble, donné des concerts au-delà de nos frontières, avec notre chef de chœur à nos côtés, c'était le bonheur... Nos chefs se sont succédé, et le groupe a résisté, nous sommes restés ensemble...
Quand nous avons fêté nos vingt ans d’existence, nous n'en revenions pas : pas possible, vingt ans déjà ! Vous vous souvenez ?
On se souvenait de tout... Nous pouvions évoquer ces souvenirs avec le sourire, fiers et comblés...
L'autre jour, dans la petite église, je revoyais dans cet au-revoir à notre Jeannette les autres départs, les absents, les malades du moment, et aussi nos cheveux blancs qui s'étaient installés, j'ai pensé que nous étions comme le Mont Fuji, solidement planté dans le paysage avec sa petite neige éternelle... Quand quelqu'un de nous souffrait, nous étions des adeptes de la carte postale, une grande, très grande pour que nous ayons la place de mettre : nous t'embrassons, reviens vite, prends courage, nous pensons à toi, et c'était vrai, nous y pensions...
Le mont Fuji avec sa neige éternelle - Okusai
Nos repas pantagruéliques de fin d'année, de fin de spectacle, souvent pour rien du tout, uniquement pour notre plaisir je m'en souvenais parfaitement... Nous avions toujours du mal à terminer nos agapes sans : encore une chanson, une polyphonie de derrière les fagots, allez, chantons celle-ci, et puis celle-là, jamais nous n'en avions terminé... Allez les amis, à la prochaine répétition, n'oubliez pas, impossible d'oublier, tu penses !
Dans l'église ce soir-là, nous commencions le concert par un Kyrie corse, tonitruant, époustouflant Kyrie qui demandait tout à nos poumons. Moi je pensais avec quelques unes qu'il était parfait pour Jeannette, spécialement pour elle, le plus fort , le plus haut, le plus ensemble possible, comme nous l'avons bien chanté ! J'ai pu l'avoir sans pleurer de toutes mes forces, avec de la tristesse en tête...
Des 36 vues du Mont Fuji - Okusai
Elle était au premier rang avec sa canne et son sourire, à la fin elle m'a dit : j'ai eu la chair de poule, plaisir suprême, compliment le plus total qui soit, elle avait chanté avec nous, discrètement remué les lèvres avec les paroles retrouvées. Elle était venue bien en avance, comme une reine, accompagnée par les amis qui étaient allés la chercher jusqu'à son escalier, quand nous l'avons vue de loin, nous nous sommes dit : nous pouvons commencer, le monde petit à petit avait rempli les bancs... Elle était là, nous le savions, pour la dernière fois...
J'ai beaucoup pensé à notre vitalité, à notre son si spécial, à notre joie si visible de chanter ensemble, on nous l'a dit et redit... On le croyait, notre chœur était spécial, spécialement ensemble même dans le désordre... On ne sait pas pourquoi, nous étions si près les uns des autres, depuis des temps et des temps...
Ce groupe chantant faisait depuis longtemps partie de notre vie, malgré les manquants, les cheveux blancs, et quelques voix aiguës qui s'étaient repliées vers le pupitre plus grave, les cœur étaient restés les mêmes, nous n'en avions jamais fini de vouloir chanter, de faire des projets, de progresser encore : le travail, il n'y a que ça pour aller plus loin... Nous le savions si bien, mais nous avions quelques fois de la peine à l'appliquer...
Je me disais aussi à la fin du concert, quand nous nous sommes retrouvés les cinquante, soixante choristes si près de l'autel, sous la baguette du chef, comment faire pour partir à temps, bien des fois je m'étais promis : bon quand j'aurais dépassé les 65 ans je partirais, et je ne l'ai pas encore fait... Je laisse le temps décider pour moi...
La côte des sept lieux à Kamakura - Okusai
Pour Jeannette, à la fin des fins du concert, après les applaudissements et les saluts, il y eut le cadeau, le beau cadeau bien chaud, bien doux pour mettre sur ses épaules l'hiver, l'automne et même au printemps quand soufflent les petits vents bien riquiquis qui seront encore froids pour elle, si frileuse...
Elle va au bord de la mer, près d'une de ses filles, si douce et souriante, elle aura bientôt son portable dans sa poche, nous resterons en direct branchés sur ses nouvelles, peut-être entendrons-nous les vagues et les mouettes sous ses fenêtres ? Elle si indépendante, si vive, je la rencontrais souvent au marché le dimanche matin, papotant de droite et de gauche, plutôt de gauche, elle n'avait pas ses idées dans sa poche, elle restait lucide...
Jeannette, bon vent du large, nous ne chanterons plus ensemble, la vie est méchante, c'est maintenant que je pleure...
La route est longue, pas si longue que ça... Chantons !