Les caddies bien rangés
Finalement, de temps en temps j'aime bien aller dans ma grande surface du coin, je ne fais pas attention à la foule, j'ai ma liste sur le papier ou dans ma tête, je fonce sans me presser, là où je dois aller...
Je n'ai pas de jour particulier, je ne suis pas assez disciplinée pour ça, j'y vais quand je ne peux pas faire autrement, donc ça peut être n'importe quand... J'ai ma petite façon de faire, je flâne facilement aux fruits et légumes, tiens, si je faisais des haricots plats, du chou, des pommes de terre ? Aucune idée préconçue, je fais mes menus au feeling, au jugé, suivant la couleur et les prix, vous voyez un peu le genre...
Quelques fois tout de même, j'ai des idées toutes faites, mais je peux changer à la dernière minute, je ne suis pas une cliente sûre à 100 %. Je ne prends jamais de caddie, juste le petit panier pour faire léger.
L'abondance ne nuit pas ? Je ne sais pas pour vous, mais pour moi l'abondance me nuit gravement, quand il y en a trop, j'en ai tout de suite assez, je veux partir, fuir, je n'ai plus d'idées, je porte plainte en moi-même, je deviens exécrable, infréquentable, mieux vaut ne pas me rencontrer... Je n'ai plus envie de rien... Je pourrais renverser mon panier sur le plancher...
Quatre-vingt douze mille sortes de yaourts, deux cent cinquante sortes de fromages, deux mille sortes de pâtes, des fruits qui viennent de l'autre bout de la terre, d'été, d'hiver, toutes les saisons sont mélangées, pas facile de faire son marché... Dans ma rue, le dimanche matin, il y a beaucoup moins de choses, tant mieux.
Trop de choix ?
Je tire le petit sac en plastique, je remplis, je pèse, je colle l'étiquette, quand je peux j'aide mon voisin qui ne voit rien, qui ne sait pas lire, qui a les mains qui tremblent, merci madame, z'êtes bien gentille...
Je passe le plus souvent aux caisses automatiques, là où on scanne soi-même ses paquets, plus aucun scrupule, je suis bien lovée dans le moule de la consommation. Au début, quand ces caisses qui supprimaient des emplois ont été mises en place, je rouspétais : voilà encore une manière de réduire les frais généraux, de mettre des gens sur le carreau, si c'est pas malheureux tout de même, je n'irai jamais faire faire mes additions par une machine.
Et puis de l'eau a coulé sous les ponts, parties les belles résolutions, envolés les rugissements, les révolutions écrabouillées, je passe bien gentiment et personnellement mes codes barres sous le rayon laser ! Je ne suis pas un modèle à suivre, fais ce que je dis, ne fais pas ce que je fais, la lutte a été de courte durée, les files d'attentes ont été de plus en plus longues pour faire la(e) caissier(e) comme quand on était petits...
L'engagement ne tient plus la route, ne fait plus recette, n'oubliez pas votre monnaie dans la petite fente sur le côté, les billets par ici, les pièces par là... J'obéis !
Les tapis roulants qui vous montent à l'étage me mettent dans tous mes états, j'ai quand même gardé un peu de colère... Mais pourquoi donc, Danielle, pourquoi tu t'énerves comme ça ? Entre les quatre tapis roulants qui montent et qui descendent, il y avait des espaces vides dans cette grande surface. Leur nature ayant horreur du vide, les vides ont été remplis avec des stocks de bonbons, de gâteaux de toutes sortes, les enfants qui passent par là avec leurs parents n'ont plus qu'à passer le bras pour pêcher un paquet, même deux, les familles n'ont même pas le temps de dire : non, ça suffit, tu n'auras pas de bonbons, il y en a déjà à la maison, que les sucreries sont déjà dans le caddie... C'est du pousse au crime, de la malhonnêteté, de la tentation sournoise, attraper les enfants par les yeux c'est tellement facile, tellement laid, ça ne devrait pas être permis, mais tout est permis quand on vend... Je peux vous dire que sur les tapis roulants, il y a des enfants qui rient et beaucoup d'autres qui pleurent...
Les tentations !
Donc à l'aller je fulmine, et au retour je continue, j'ai quand même remarqué qu'au fil des jours mon ardeur faiblissait, après plusieurs mails assassins envoyés au grand magasin, rien ne change, je ne vais pas me battre contre des moulins à vent... Je coule, je coule...
Elle s'était arrêtée devant lui, calmement elle lui a dit : François, pourquoi tu me parles comme ça ? Lui n'a rien répondu sur le moment, entre les poires et les fromages il ne s'y attendait pas : ben quoi, ah ! Tu m'embêtes avec tes grands airs... François, pourquoi tu me parles comme ça ? Dans ses yeux bleus il y avait de la tristesse, ils avaient tous les deux des cheveux blancs, et peut-être aussi un long parcours de cent ans, de quoi ne plus se parler ou se faire mal, mon cœur s'est serré, c'était pire que les bonbons des escaliers.... Dans le grand magasin c'était comme au théâtre, il y avait des drames à tous les rayons, des énervements, des mots qui coupent, qui blessent, qui partent comme des boulets de canons... On meurt, on pleure, on s'étripe, c'est peut-être pour ça qu'il y a énormément de bonbons partout, pour la douceur ? Je ne sais plus...