
En revenant de Venise, je me suis précipitée chez ma voisine Alice, qui m'avait dit avant de partir, mais bien sûr Danielle, partez tranquille, je suis là, je ne bouge pas, je suis si heureuse de vous rendre ce service.
Amenez-moi toutes vos orchidées, votre bonsaï, j'en prendrai bien soin.
Alice a de nombreuses orchidées dans son appartement, elles sont magnifiques, je ne pouvais pas mieux trouver comme gardienne de fleurs.
J'ai frappé fort à sa porte, car Alice entend moins bien et la voilà toute pimpante, l'oeil bleu, le teint bronzé mais l'âme tourmentée.
Danielle, je suis bien embêtée, je ne sais pas ce qui s'est passé, mais le bonsaï... Inutile d'en dire plus, d'un seul coup d'oeil, j'avais compris l'étendu du désastre, mon bonsaï avait l'air d'un plumeau. Plus une feuille de vivante, mort des pieds à la tête, il était tout gris. Il avait un âge respectable, sauvé plusieurs fois du naufrage, un rescapé de l'oubli, j'y tenais, mais pas forcément comme à la prunelle de mes yeux.
En un tour de main j'en avais fait le deuil, de toute façon, rien ne pourrait le ranimer, il fallait faire vite avec les mots, pour ne pas affoler Alice. Pas grave Alice, ne vous en faites pas, ce sont des choses qui arrivent... Mais que lui est-il arrivé ? Ah ! bon, vous êtes partie 10 jours à l'Île d'Oléron, ah ! bon, votre fils est venu arroser... Il n'a pas pu faire renaître l'arbre, il l'a pourtant baigné, rien à faire !!! Petit à petit, Alice parlait de tout le reste.
Avec ses yeux bleus, sa petite voix, elle me disait qu'elle était peinée, pour une fois que je lui demandais quelque chose... C'est vraiment désolant, pas de chance, je suis si contrariée pour votre bonsaï...
Puis nous sommes passées aux orchidées, même lamentation, elles étaient vivantes mais avaient perdu toutes leurs fleurs, si belles, si nombreuses lors de mon départ, je ne sais pas pourquoi, regardez les miennes, elles sont encore toutes fleuries... Je ne comprends rien, elle se tordait les mains.
Je me suis dit qu'Alice ne devait pas avoir les pouces verts, et puis 10 jours d'absence, le fils... Je vais vite fait lui en retirer la garde...Tout en douceur. Pour le mois de septembre, je vais trouver une autre solution que ma petite voisine.
Et puis, je lui ai offert les savons et le petit bonbon en verre que je lui avais rapportés d'Italie, elle l'a tout de suite mis dans sa vitrine, remplie de verrerie animalière, des petites choses venues de partout où l'on souffle le verre, pour les touristes.
Elle a fini par le mettre sur un petit présentoir qui tournait quand on allumait l'électricité, il avait une bordure de mosaïque en miroir, comme les grosses boules qui tournent et qui scintillent sous la lumière dans certains bals de campagne, il faisait tourner des petits chiens, des chats, des oiseaux, et des poissons, le bonbon bleu et rose est entré dans la danse... Avec toute la ménagerie.
Puis nous avons parlé de ses 10 jours passés en virées, promenades en voiture et à pied, ses enfants, ses petits-enfants qui voulaient lui faire plaisir, l'avaient emmenée partout. Elle me montra sa jambe, qui était gonflée d'avoir tant fait. Nous prenions l'apéritif tous les jours, même deux fois par jour. Mais Alice, il fallait dire que c'était trop pour vous, oui c'est vrai c'était trop, mais j'aime ça moi, l'apéritif. Finalement je ne pouvais pas leur dire que j'aurais préféré rester chez moi, tranquille.
Et puis je me disais, à tant marcher, à tant me fatiguer, je vais bien finir par m'arrêter de vivre. je suis contente pour ça, je vais bien finir par m'user tout à fait.
Mais comment Alice, comment ça vous arrêter ? Je ne voulais plus l'écouter, je voulais lui dire, Alice assez, ne me dites pas que vous voulez mourir, je vous en prie ne le dites pas.
Mais je l'ai dit seulement avec les yeux, Alice a continué de parler, mais oui, j'ai 96 ans, même si tout le monde me dit que je ne les fais pas, je les ai, que voulez-vous que je fasse maintenant, je ne suis plus utile à personne, j'en ai assez de vivre, pourquoi faire ? Il faut que ça s'arrête, je voudrais bien m'endormir et ne plus me réveiller au matin.
Alors j'ai bien essayé de réveiller des désirs, d'être aimée de ses enfants, de ses amis, ça ne lui suffisait pas, si j'avais encore un mari, je serais utile à quelqu'un, mais maintenant, non vraiment, il faut que ça s'arrête, il faut que je parte.
Plus elle se disait qu'il fallait qu'elle ait une grande activité qui la fatiguerait assez pour la faire mourir, plus ça faisait le contraire... Elle restait vaillante.
Alors c'est comme ça ?
Un jour, on cesse d'avoir envie de vivre, on a envie que ça s'arrête, voilà, maintenant qu'on a joué son morceau, il faut ranger l'instrument dans sa boîte.
Alice me disait simplement qu'elle voulait mourir, comme elle vous dirait, il faut que j'aille chercher du pain, aussi naturellement que ça.
Je disais bien à Alice, taisez-vous, ne m'en dites pas d'avantage, vous voyez bien que c'est difficile pour moi d'entendre ça ? Je le disais avec les yeux, et elle a parlé encore.
Elle m'a dit qu'elle ne voulait plus continuer, vous voyez bien que j'ai raison, vous feriez comme moi à ma place ?
Je lui ai dit tout doucement, tout bas, que je la comprenais, et puis je suis partie en lui disant, Alice, prenez soin de vous, vous êtes utile encore à beaucoup de monde, j'ai vu ses yeux bleus pétiller...