samedi 10 septembre 2011

De L'Indre 2011...Moi j'ai connu ça...


Dans l'Indre 2011

Comme je suis à la campagne, dans les mûres, dans le calme de l'Indre, avec les oiseaux, les vaches et les grands arbres, j'ai tout le temps pour me le rappeler, ce coup de tonnerre, ce coup au cœur que j'ai reçu, assise aux pieds des marches d'une vieille maison du Loiret.

Je ne sais pas si vous connaissez Beaune-La-Rolande, cette petite ville de la région, tristement célèbre pour son camp d'internement de personnes juives, hommes, femmes et enfants, pendant la dernière guerre ? Et puis, juste à côté, Pithiviers, où on internait aussi ? Ces deux camps «alimentaient» Auschwitz et d'autres lieux d'extermination nazis... Sur les stèles de marbre que j'ai vues, il était écrit, très peu de gens sont revenus des camps de la mort, hommes, femmes et enfants...

Je me trouvais à la jonction de ces deux lieux pour assister à un concert dans un petit festival de théâtre et de musique. J'avais de l'avance sur le concert, tant mieux, le temps de faire quelques photos...


Dans l'Indre

 
Impossible de ne pas passer par le souvenir de tous ces morts assassinés...

J'étais passée des mémoriaux aux déportés, aux traces des camps, des baraques, des fils barbelés, envolés, disparus, remplacés par des maisons beaucoup moins barbares, des écoles, des collèges,des lieux en somme où on apprend encore l'histoire... Visite d'une belle église du coin, très belle, très claire, très style gothique du 16e siècle, le clocher fin piquait le ciel, on devait l'aiguille à Viollet-Le-Duc.

J'avais l'impression que rien n'avait bougé depuis longtemps ici, quelques boutiques survivaient, un café, un restaurant, une agence immobilière, et puis ce jeune festival, âgé de trois seulement.


Dans l'Indre

Je prenais encore une photo d'un petit escalier qui décorait encore le devant d'une belle maison ancienne, l'escalier ne menait nulle part, juste sous une fenêtre, l'entrée en avait été murée.

Une femme, jeune encore, me fit des signes de l'autre côté de la rue : vous prenez la photo de la belle maison, mais venez donc voir à l'intérieur c'est très beau aussi... Et me voilà avec elle, dans une belle cour, ici la propriété a été vendue aux HLM, deux appartements là, deux autres ici, un troisième, vous voyez, au-dessus.

Nous commençons à parler du pays, des camps, des déportés, du silence...

C'est vrai ce que vous dites, souvent les déportés ne voulaient pas parler de ce qu'ils avaient vécu... J'en connaissais des gens qui étaient restés muets là-dessus, mais oui, vous comprenez impossible à dire ce qui leur était arrivé, moi mon arrière grand-mère elle portait un numéro sur le bras, elle n'en a jamais parlé, à personne de ce qui lui était arrivée, tout le monde la connaissait dans le coin, elle ne parlait pas... C'est vrai, votre arrière grand-mère ? Oui, nous sommes d'origine hongroise... Je comprends, mais votre arrière grand-mère elle n'était pas d'origine juive, pour avoir ce numéro sur le bras ? Peut-être, c'est bien possible, je crois bien que nous avons quelque chose de juif chez nous... Je l'écoutais avec passion : vous ne savez pas ? Non, je ne sais pas mais je vais chercher, à Paris, je sais où aller... Mais oui, vous avez raison, allez voir, ça serait bien d'en savoir plus sur votre arrière grand-mère.


Dans l'Indre

Mais vous savez, ils ne parlaient pas, car ils ne voulaient pas raconter ce qui s'était passé dans les baraques, j'en suis sûre, il a dû s'en passer des choses, des viols, tout ça, je sais de quoi je parle, j'ai été violée.

Vous avez été violée ? C'est terrible ce que vous dites, venez, asseyons nous sur ces marches, au soleil, nous serons bien pour discuter... Oui, dit-elle, moi j'ai connu ça !

Pendant plus d'une heure, nous sommes restées à parler, moi je ne bougeais presque pas. Elle s'est mise à raconter son histoire au bord des lèvres depuis longtemps, pas très loin dans son coeur, toujours prête à sortir, la mauvaise vie...

Oui, j'ai été violé de 7 ans à 13 ans par mon beau-père, c'est pourquoi je sais de quoi je parle, pour vous dire que les déportés ne disaient rien... Mon Dieu, comment avez-vous fait pour survivre à çà ? Je ne sais pas, je me suis lavée, beaucoup, j'en ai pris des bains, avec de l'eau très chaude et puis très froide, rien n'y faisait, j'étais sale de l'intérieur. même aujourd'hui je me sens sale. Mais comment avez vous fait pour sortir de ce cercle infernal ? Quand j'ai su que j'avais été violée... Comment ça, su que vous aviez été violée, vous ne saviez pas ? Je ne savais pas, c'est vrai, on me l'a dit après, j'avais dix sept ans, je ne savais pas que c'était pas normal de faire ça à une petite fille, ma mère ne disait rien, elle consentait aussi... Après, quand j'ai su, je me suis défendue, je suis allée voir des personnes qui m'ont dit, il faut porter plainte, je l'ai fait, j'ai été rejetée par toute ma famille, ma mère me traîtait de salope, personne ne voulait de moi.


Dans l'Indre

Vous savez, quant il est sorti de prison, lui, il était guéri, il avait payé, mais moi ? Moi, je souffre toujours, je ne me suis jamais tirée de cette histoire... Souvent j'ai voulu mourir, vous savez, quand vous voyez quelqu'un dans la rue qui se drogue, qui boit, qui se traîne, demandez-vous pourquoi il fait ça, demandez-vous, vous verrez, il souffre, réfléchissez, on ne se détruit pas pour rien.

Moi aussi j'ai voulu mourir, mais je ne savais pas que les veines roulaient au poignets, c'est difficile de les attraper, c'est difficile de mourir.

Quand j'ai eu un enfant, j'ai pu l'embrasser, le caresser jusqu'à trois ans, et puis à trois ans j'ai dit à mon mari : occupe-toi de notre enfant, moi j'ai peur de le toucher, j'avais tout le temps peur de répéter mon histoire, je ne sais pas pourquoi, j'ai eu peur. Pas de câlins, rien, je ne le touchais jamais, la première fois que je lui ai fait un câlin, il avait seize ans, je l'ai pris dans mes bras et je l'ai serré, je ne savais pas comment faire... J'ai recommencé deux ans après, quand il a eu dix huit ans, il savait pourquoi je ne pouvait pas le serrer dans mes bras, il savait, je lui avait raconté mon histoire... Je lui ai demandé pardon de ne pas pouvoir lui donner l'affection qu'il voulait, mais je lui ai beaucoup parlé, parlé de la confiance, parlé de l'avenir, parlé pour qu'il réussisse sa vie, ne pas faire comme moi, avoir un bon métier, être quelqu'un, il a compris, mon fils.


Dans l'Indre

Quand il a été à l'école, il a fait un peu comme moi, rien ne passait dans sa tête, moi à sept ans je ne pouvais rien retenir, comme des trous dans ma tête, je vous assure, c'était comme du vent.

Mon fils aussi il apprenait mal, je lui ai dit : ne t'en fais pas, un jour ça va rester, c'est pas grave, mets-toi bien dans la vie, aies confiance, tu verras, ça va rentrer. Je suis fière de toi, je suis fière de t'avoir comme fils, même si je ne peux pas t'embrasser. Vous voyez, j'ai essayé de le rendre fort, de lui donner confiance en lui.

J'écoutais et je pleurais, je ne pouvais pas m'en empêcher, devant elle, je pleurais comme une madeleine... Ne pleurez pas, je ne veux pas qu'on pleure, j'avais sorti mon mouchoir et je m'essuyais discrètement les yeux : Madame quelle force vous avez, je vous trouve admirable de résister comme ça, d'en parler avec autant d'émotion et de sincérité, votre fils aussi doit être fière de vous...


Dans l'Indre

Ah ! Vous savez, un jour j'ai été heureuse car mon fils qui n'avait pas réussi son CAP, a eu son BEP de mécanique auto, il a un bon métier, je suis heureuse de ça, il va dans sa vie mieux que moi...

Pendant qu'elle parlait de sa joie, j'avais regardé discrétement ma montre, j'étais toute secouée, c'était l'heure, il fallait aller au théâtre. Madame, je suis très heureuse de vous avoir rencontrée, vous pouvez être fière de vous, permettez moi de vous embrasser, de vous serrer dans mes bras, je l'ai fait, et puis elle m'a dit : c'est ça un câlin, c'est ça ! Mais je l'ai eu, ça, je l'ai eu ! Oui, vous l'avez eu, mais dans un câlin il y a de l'affection, de la tendresse, et du respect, et c'est ça que vous n'avez pas eu,. vous n'avez pas eu le respect.

Portez vous bien, restez forte, au-revoir, à bientôt... Je lui avais dit «à bientôt», pourtant je savais que je n'allais jamais la revoir, mais son histoire était en moi... J'ai pensé à elle pendant tout le spectacle et puis après... Après... Bien après... Son témoignage m'a tellement touchée, je me suis sentie honorée d'avoir reçu ses paroles, la confiance avait fonctionné, comment, pourquoi, je ne sais pas, c'était beau, inoubliable, et tellement humain, toutes les deux, là sur les marches, nous avons été au coeur de la souffrance.

Je dédie ce post à cette femme magnifique, j'y mets mon affection, mes remerciements et mon respect total.


Dans l'Indre

7 commentaires:

Marie-Josée a dit…

C'est difficile d'être la première à commenter après la lecture de ton récit, car c'est ainsi que tu devrais l'appeler... Alors, je vais te faire un cadeau : puisque tu as découvert, il y a peu, Gabrielle Roy, je vais te dire que tu poursuis la mission qu'elle a elle-même décrite dans la préface d'un recueil que tu n'as pas encore lu je crois : «Un jardin au bout du monde» est né de la vision que je saisis un jour, en passant d'un jardin plein de fleurs à la limite des terres défrichées, et de la femme y travaillant, sous le vent, en fichu de tête, qui leva vers moi le visage pour me suivre d'un long regard perplexe et suppliant que je n'ai cessé de revoir et qui n'a cessé, pendant des années, jusqu'à ce que j'obtempère, de me demander ce que tous nous demandons peut-être du fond de notre silence : Raconte ma vie.» Comme tu connais l'estime que j'ai pour Gabrielle Roy, tu comprendras aisément le compliment que je te fais...

Dominique Seidler a dit…

Toujours un de tes récits, clair, bien écrit, respectueux, humain, émouvant ...
Bises à toi

Miss Lemon a dit…

Le thème de la transmission est fascinant, mais je ne me sens pas de commenter ce récit, je l'ai lu et désormais il est aussi en moi.

Merci Danièle

Danielle a dit…

Marie-Josée, je suis profondément touchée par ton commentaire, comme tu peux t'en douter.

Merci de me le dire,merci du cadeau.

Bises fortes.

Danielle a dit…

Artémisia, je suis heureuse que tu sois passée par là avec émotion.

Bises du jour.

Danielle a dit…

Artémisia, je suis heureuse que tu sois passée par là avec émotion.

Bises du jour.

Danielle a dit…

Miss les histoires humaines nous traversent, merci de vous en souvenir, comme moi.

Bises de septembre.